A ma bonne amie

En 1835, une personne peu scrupuleuse eut l’idée d’imprimer un roman intitulé « Justine, ou les Malheurs de la vertu, avec préface par le Marquis de Sade ». Antoine Alexandre Barbier, auteur du « Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes », nous apprend dans un de ses ouvrages que ce roman ne fut pas rédigé par le divin Marquis, mais par un auteur de seconde zone, le prolifique Louis-François Raban.

La mise en page était faite de telle façon et les mots « avec préface » imprimés en caractères si microscopiques que de nombreuses personnes se firent avoir en pensant acquérir le fameux roman du Marquis. Ce bel ouvrage en 2 volumes in-8, publié à Paris par l’éditeur Bordeaux en demi-veau blond et au dos lisse, fut annoncé publiquement. L’oeuvre étant complètement différente de celle de 1791 et la préface « À ma bonne amie. » provenant de la réédition de 1794, le scandale autour de cette publication fut grand : l’autorité intervint ; l’éditeur, traduit en justice, fut condamné à 6 mois de prison et 2.000 francs d’amende !

Marquis de Sade - A ma bonne amie

Voici la fameuse préface :

« Oui, Constance, c’est à toi que j’adresse cet ouvrage. A la fois l’exemple et l’honneur de ton sexe, réunissant à l’âme la plus sensible l’esprit le plus juste et le mieux éclairé, ce n’est qu’à toi qu’il appartient de connaître la douceur des larmes qu’arrache la vertu malheureuse. Détestant les sophismes du libertinage et de l’irréligion, les combattant sans cesse par tes actions et par tes discours, je ne crains point pour toi ceux qu’a nécessités dans ces mémoires le genre des personnages établis ; le cynisme de certains crayons (adoucis néanmoins autant qu’on l’a pu) ne t’effraiera pas davantage ; c’est le vice qui, gémissant d’être dévoilé, crie au scandale aussitôt qu’on l’attaque. Le procès du Tartuffe fut fait par des bigots ; celui de Justine sera l’ouvrage des libertins ; je les redoute peu : mes motifs dévoilés par toi n’en seront point désavoués ; ton opinion suffit à ma gloire, et je dois, après t’avoir plu, ou plaire universellement, ou me consoler de toutes les censures.

Le dessein de ce roman (pas si roman qu’on le croirait) est nouveau sans doute ; l’ascendant de la vertu sur le vice, la récompense du bien, la punition du mal, voilà la marche ordinaire de tous les ouvrages de cette espèce. Ne devrait-on pas en être rebattu ?

Mais offrir partout le vice triomphant et la vertu victime de ses sacrifices ; montrer une infortune errante de malheurs en malheurs, jouet de la scélératesse, plastron de toutes les débauches, en butte aux goûts les plus barbares et les plus monstrueux étourdie des sophismes les plus hardis, les plus spécieux ; en proie aux séductions les plus adroites, aux subornations les plus irrésistibles ; n’ayant pour opposer à tant de revers, à tant de fléaux, pour repousser tant de corruptions, qu’une âme sensible, un esprit naturel et beaucoup de courage ; hasarder en un mot les peintures les plus hardies, les situations les plus extraordinaires, les maximes les plus effrayantes, les coups de pinceaux les plus énergiques, dans la seule vue d’obtenir de tout cela l’une des plus sublimes leçons de morale que l’homme ait encore reçues : c’était, on en conviendra,
parvenir au but par une route : peu frayée jusqu’à présent.

Aurai-je réussi, Constance ? Une larme de tes yeux déterminera-t-elle mon triomphe ? Après avoir lu Justine, en un mot, diras-tu :

« Oh ! combien ces tableaux du crime me rendent fière d’aimer la vertu ! Comme elle est sublime dans les larmes ! Comme les malheurs l’embellissent ! »

Ô Constance ! que ces mots t’échappent et mes travaux sont couronnés.

Marquis de Sade, Préface de Justine. 1792. »

Marquis de Sade - A ma bonne amie

Sources : « Justine, ou Les malheurs de la vertu » Tome 1 – Marquis de Sade / Gallica