Bénézet ! Laisse tes brebis et construis un pont sur le Rhône

« Sur le pont d’Avignon
On y danse tout en rond. »

Depuis la plus haute antiquité, les ponts ont exercé une véritable fascination sur l’imagination populaire. Les légendes qui s’y rattachent sont innombrables. […]

Marquis de Sade - Bénézet ! Laisse tes brebis et construis un pont sur le rhône

Il y avait, à l’époque où Louis–le–Jeune était roi de France, un enfant nommé Benoît qui vivait avec sa mère dans un petit village du Vivarais, Alvilar, à trois jours de marche d’Avignon. […] Dès l’aube, le petit Bénézet partait dans les collines pour y garder les quelques brebis qui leur permettaient, à sa mère et à lui, de vivoter tant bien que mal. Pour tout dire, il était un peu naïf le Bénézet. N’ayant jamais voyagé plus loin que sa colline, nourri de la Sainte Bible plus que de bon pain ; il passait ses journées à tailler des galoubets dans du roseau. Galoubets dont il tirait ensuite quelques notes grêles pour accompagner le chant des oiseaux. Au soir, il ramenait le troupeau chez lui et s’endormait du sommeil du juste, après avoir égrené la ribambelle de prières que sa mère lui avait apprises.

Or, le 13 septembre 1177, comme la veille, comme l’avant–veille, comme tous les jours, de tous les mois, de tous les ans qui avaient précédé, Bénézet gardait son troupeau, toujours sur cette même colline qui représentait tout son horizon et tout son avenir, quand, à midi très exactement, le soleil disparut. Un soleil de septembre, dans un ciel vierge de nuages, la chose avait de quoi surprendre. Bénézet n’ayant jamais entendu parler d’éclipse préféra mettre le phénomène sur le compte du Bon Dieu. D’ailleurs, pour confirmer ses suppositions et les changer en certitude, voici qu’une voix descendait du ciel et s’adressait à lui, le petit berger qui sentait le thym et la crotte de bique.

La voix […] parlait en Provençal. Car tout le monde sait bien que le Bon Dieu est bilingue ; il parle Français quand il s’adresse à Jeanne d’Arc et Provençal quand il donne des ordres à Bénézet.

– Bénézet ! laisse ti fedo, camine enjusqu’ Avignon et ié fa un pontas su lou Rode. (Bénézet ! Laisse tes brebis, va à Avignon et construis un pont sur le Rhône).

Ça avait de quoi surprendre un petit berger qui n’avait jamais entendu parler d’Avignon, pas plus que du Rhône, et ne savait même pas ce qu’était un pont.

– Mais, qui va garder mon troupeau ?

Heureusement, la voix a tout prévu.

– Ton troupeau rentrera tout seul à la bergerie. […]

C’était déjà rassurant. Mais le Bénézet tergiversait encore.

– Je ne sais pas où se trouve le Rhône, ni Avignon. […]

Dans le silence qui suivit, on sentit que la voix était en colère. […] Apparut un ange, en habit de pèlerin, le bâton à la main, la besace sur l’épaule. D’autorité, il prit l’enfant par la main, des fois que lui serait venu l’envie de désobéir, et le conduisit jusqu’au Rhône, jusqu’à l’endroit où le lit du fleuve se rétrécit, entre le rocher d’Avignon et celui de Villeneuve. Endroit véritablement idéal pour jeter un pont. […] L’enfant était terriblement embarrassé. Il voyait bien Avignon, mais en face, de l’autre côté de cette redoutable masse d’eau dont la fréquentation semblait quelque peu hasardeuse.

C’est alors qu’il aperçut un homme, dans une barque, et qui paraissait se jouer de l’élément liquide. Il le héla. L’homme fit aborder son embarcation. C’était un Juif. Bénézet, pas du tout antisémite, lui demanda fort poliment s’il pouvait lui faire traverser le fleuve. L’homme, qui était serviable, lui dit que la chose était tout à fait possible, mais, comme il ne reniait pas sa race, il lui demanda deux deniers pour payer le passage. […]

Bénézet, habitué à la sécurité de la terre ferme, n’en menait pas large sur ce chemin aussi liquide que mouvant. La traversée se fit cependant sans mal. L’enfant remercia son passeur, bien décidé pourtant à ne plus traverser le fleuve autrement que sur ses bonnes jambes – autrement dit, quand le pont serait construit.

Dans l’église Notre–Dame des Doms, l’évêque tenait un discours redondant, devant un auditoire grelottant de peur. L’éclipse de soleil, trois jours auparavant, avait terrorisé le petit peuple d’Avignon, comme elle l’avait fait pour Bénézet. Beaucoup parlaient de fin du monde. L’évêque, un peu plus savant que les autres, mais sans trop, essayait cependant de rassurer ses ouailles avec des mots qui bien évidemment ne faisaient qu’empirer les choses.

C’est ce moment que le petit berger choisit pour pénétrer dans l’église, troublant ainsi les envols oratoires de l’évêque et perturbant honteusement cette digne réunion.

– Qu’est–ce que tu veux, toi ? éructa l’évêque du haut de sa chaire.
– Je veux construire un pont, dit le Bénézet.

Le viguier, à son tour, interrogea l’enfant et se trouva bien vite persuadé d’avoir affaire à un fou.

– Construire un pont, toi, un berger ? Mais est–ce que tu te rends bien compte ?
– C’est le ciel qui m’envoie. […]
– Je veux bien te croire, dit le viguier, mais il me faut une preuve. Tiens ! Si tu soulèves cette pierre, nous ferons ce que tu exigeras de nous. […]

Ça ne semblait pas effrayer Bénézet outre mesure. Il se dit, le Bénézet, que si la foi soulève des montagnes, il n’y avait pas de raison pour qu’elle ne souleva pas un petit rocher. Alors, sans complexe, il saisit le bloc entre ses bras et, sans plus de peine que s’il s’agissait d’une balle de paille, le hissa sur son épaule, l’assujettit confortablement et s’en alla vers le Rhône, par la porte Ferruce, suivi du viguier ébahi et de toute la populace avignonnaise en admiration devant le prodige. D’un coup d’œil, il repéra le lieu où devait s’élever le pont. Il lança la pierre dans l’eau bouillonnante. […] Là, ce fut du délire. Les Avignonnais poussèrent de tels cris d’enthousiasme qu’on les entendit jusqu’à l’Isle– sur–la–Sorgue. A la fin du jour on avait déjà réuni cinq mille écus d’or pour commencer les travaux. […] Sans plus attendre, Bénézet, aidé par la confrérie des Frères du Pont, créée spécialement pour la circonstance, se mit au travail.

Sur la première arche on sculpta les armoiries de Louis de Sade, alors gouverneur d’Avignon, ce qui était la moindre des choses. Enfin, en 1185, soit huit ans plus tard, le pont était terminé. Il avait la forme d’un immense chevron dont la pointe, au Nord, coupait la force des eaux. On ne sait pas trop s’il avait dix–huit arches, vingt ou vingt–quatre, les avis diffèrent sur ce point, mais ce dont on est certain, c’est qu’il mesurait d’une rive à l’autre neuf cent vingt mètres, sur une largeur de quatre mètres, ce qui ne permettait que le passage de piétons ou de cavaliers. […]

Satisfait de son travail, Bénézet se retira dans un monastère où, deux ans plus tard, il s’éteignait en disant :

– J’ai élevé ton monument ! Maintenant, Seigneur, je suis à ton service.

Il fut enterré dans la chapelle Saint–Nicolas. C’était fini pour Bénézet, ça ne faisait que commencer pour le pont d’Avignon. […]

Dans les premières années de la révolution, l’abbé Meyne, curé de la paroisse Saint–Didier, fit exhumer le cadavre pour le transférer dans son église où il serait, pensait–il, plus en sécurité. Ce n’était pas bien raisonné. L’église fut transformée en prison, les ossements dispersés.

De Saint–Bénézet on ne retrouva que la tête. Du pont, seules les chapelles et quatre arches subsistent.

« Sur le pont d’Avignon.
On ne danse plus en rond. »

Cette oeuvre, mise à disposition du public sous un Contrat Creatives Commons, où les Sade ont un rôle a jouer, est une création d’Yves Michel et vous est proposée dans son intégralité en suivant le lien cité dans les sources.

Sources : Le pont d’Avignon (PDF) – Yves Michel / « Sur le pont d’Avignon » par Pellerin. Paris, MuCEM