Mille nuits de rêve III

« On promet amour et voyages
Mille nuits de rêve mille sortilèges »

Paul Éluard (1895-1952), Balances

Vendredi 18 juin, la maison Pierre Bergé & Associés organisera la vente de la troisième partie de la bibliothèque Geneviève et Jean-Paul Kahn. Désignée comme « Mille nuits de rêve », les deux premières parties ont totalisé 10,4M€ lors des deux premières parties avec des enchérisseurs et des institutions au rendez-vous pour cette collection de livres et de manuscrits d’exception.

Un article de Drouot

Célèbre mais tenue secrète, la bibliothèque Kahn a été constituée une soixantaine d’années durant par un amateur ardent et raffiné. Lecteur, amateur de peinture et de dessins autant que de livres et de manuscrits, Jean-Paul Kahn s’est ingénié à dénicher non pas des titres mais des exemplaires, chacun marqué par les empreintes d’une histoire singulière – envoi autographe, annotations, ajouts, provenance, etc. – privilégiant les objets conservés dans leur condition originelle.

L’une des pièces majeures de cet ensemble est une huile sur toile signée Hans ARP (1886-1966) et estimée 100 000-150 000 €. Réalisée vers 1926-1928, cette œuvre inspire l’artiste : « L’homme qui rêve est capable de faire danser des œufs gros comme des maisons ou de mettre en gerbe des éclairs ».

« Sa vision fut muséale, des précurseurs du XIXe siècle jusqu’aux héritiers des années 60, au travers d’un choix toujours réfléchi, celui d’un passionné qui n’aimait rien tant que la passion pour elle-même. Secret et discret, il façonna sa collection pour que, conforme à ses aspirations, elle remplisse son univers. Il l’a construite autour de l’axe central DADA-Surréalisme. En s’inspirant de L’Anthologie de l’humour noir, il a débuté avec les auteurs que Breton remit au goût du jour comme Xavier Forneret, Petrus Borel ou Germain Nouveau. Son goût pour les romans noirs, initié par une collection familiale venant de sa tante Suzanne et de son oncle Maxime, rejoignit ceux de Paul Éluard ou de Georges Hugnet. Enfin, Jean-Paul Kahn s’est ouvert aux mouvements surréalistes étrangers et aux avant-gardes européennes : portugaises, tchèques, roumaines, italiennes, espagnoles et bien entendu belges, trop souvent négligées, mais aussi anglaises, dont le mouvement se coordonna autour du Belge E.L.T. Mesens qui créa un véritable pôle surréaliste international à Londres. Il ne faut pas oublier non plus son intérêt pour le surréalisme en Amérique du Sud. Il fut, en effet, l’un des premiers en France à s’intéresser et à promouvoir l’oeuvre de Remedios Varo, notamment lorsqu’il fit partie de la commission d’acquisition du Centre Pompidou. »

Philippe Luiggi, expert de la vente

Marquis de Sade - Mille nuits de rêve III

Lot 19 : Donatien Alphonse François, Marquis de Sade. Justine ou les Malheurs de la vertu. En Hollande, chez les libraires associés [Paris, Girouard], 1791. 2 tomes en un volume in-8 : maroquin aubergine janséniste, dos à nerfs, coupes filetées or, dentelle intérieure, tranches dorées (Petit).

Édition originale du premier livre imprimé du marquis de Sade, jeune auteur de cinquante et un ans, récemment libéré à la faveur de la Révolution française. Elle est ornée d’un frontispice allégorique, gravé sur cuivre par Carrée d’après P. Cherry, montrant la Vertu entre la Luxure et l’Irréligion. Continûment désavouée par son auteur, Justine fit scandale, mais connut un succès remarquable qu’attestent les nombreuses rééditions qui se succédèrent, dès 1791.

“Justine scandalise, certes, mais surtout elle fait peur. Sa publication provoque un effet de panique. Très vite, on sent que les mœurs ne sont pas seules en cause, que la subversion va bien au-delà de l’obscénité, que le vrai danger est ailleurs” (Maurice Lever).

Les Surréalistes revendiquèrent cette subversion, considérant le marquis de Sade comme l’un de leurs plus importants devanciers. “Un homme, qui n’est resté longtemps célèbre que pour avoir attaché son nom à une dépravation, un homme dont les conclusions dans tous les domaines se vérifient chaque jour en dehors même de ses prémisses, dont l’influence va grandissant et que n’ont pas craint de mettre hors pair Baudelaire et Apollinaire, le Marquis de Sade, […] apparaît comme la première incarnation de l’esprit révolutionnaire que le XIXe siècle n’est pas parvenu à étouffer” (Louis Aragon et André Breton, lettre à Jacques Doucet, février 1922).

Bel exemplaire à grandes marges relié vers 1880.
10 000 / 12 000 €

Marquis de Sade - Mille nuits de rêve III

Lot 20 : Donatien Alphonse François, Marquis de Sade. La Philosophie dans le boudoir, ouvrage posthume de l’auteur de Justine. La mère en prescrira la lecture à sa fille. A Londres, aux dépens de la Compagnie, 1795. 2 tomes en un volume in-12 : basane racinée, dos lisse richement orné, pièces de titre et de tomaison de veau bleu ciel, filet doré encadrant les plats, coupes décorées, tranches dorées (reliure légèrement postérieure).

Édition originale dédiée “Aux libertins” : elle est illustrée d’un frontispice et de quatre figures érotiques gravées sur cuivre, hors texte. Recueil anonyme de sept dialogues philosophiques “d’une liberté totale de langage et dont les répliques forment souvent de véritables dissertations où la métaphysique, la morale et l’histoire s’entrelacent à la sexologie” (Gilbert Lély).

Le cinquième dialogue est un pamphlet révolutionnaire intitulé : Français, encore un effort si vous voulez être républicains. Les oppressions qu’impose la société aux individus y sont stigmatisées. La Révolution est sommée de prendre en compte la libération des passions, si négatives et perverses soient-elles. “Petits romantiques et Surréalistes ont lu La Philosophie dans le boudoir comme un grand poème du désir ; les gouvernements depuis deux siècles ont préféré n’y voir que de la pornographie dont ils ont réprimé la diffusion et qu’ils ont voué à l’Enfer des bibliothèques” (Michel Delon).

“On remarquera que l’ouvrage, attribué à ‘l’auteur de Justine’, est qualifié de posthume. Sade était bien vivant, mais, comme l’a noté Gilbert Lély […], par cette supercherie, il s’ouvrait le ‘refuge du tombeau’ et associait la fortune de son nouveau livre à la célébrité d’un roman dont trois années de vente active n’avaient pas tari le succès.”

Très joli exemplaire. La reliure pourrait avoir été exécutée en Allemagne vers 1810. Selon une note au crayon en tête, il s’agirait de l’exemplaire d’Alfred Bégis.
12 000 / 15 000 €

Marquis de Sade - Mille nuits de rêve III

Lot 21 : Donatien Alphonse François, Marquis de Sade. Oxtiern, ou les Malheurs du libertinage ;
drame en trois actes et en prose : par D.-A.-F. S. Représenté au Théâtre de Molière, à Paris, en 1791 ; et à Versailles, sur celui de la Société dramatique, le 22 Frimaire, l’an 8 de la République. Versailles, Blaizot, an huitième [1800]. In-12 : broché, couverture moderne de papier marbré, sous étui en maroquin rouge.

Édition originale : elle est rare.

Avertissement imprimé face au titre : “Ce Drame n’est que l’extrait d’une des douze Nouvelles tragiques qui vont incessamment paraître en quatre Volumes, sous le titre Des Crimes de l’Amour, ou le Délire des Passions, Ouvrage du même Auteur.”

“En 1790, peu après sa sortie de prison, Sade fit l’essai de deux genres littéraires et de deux tons : il donna à imprimer un roman scandaleux par ses détails érotiques, Justine, et fit jouer un drame plus discret, Oxtiern. Dix ans plus tard, il récidive avec La Nouvelle Justine publiée parallèlement à Oxtiern et aux Crimes de l’amour” (Michel Delon).

Bel exemplaire. Il avait été relié (peut-être dans un recueil) ; dérelié et lavé, il a été recouvert d’une couverture en papier marbré moderne dans le genre du XVIIIe siècle.
5 000 / 6 000 €

Marquis de Sade - Mille nuits de rêve III

Lot 22 : Donatien Alphonse François, Marquis de Sade. Les Crimes de l’Amour, nouvelles héroïques et tragiques ; précédés d’une Idée sur les romans, et ornés de gravures. Par D.A.F. Sade, auteur d’Aline et Valcour. Paris, Massé, an VIII [1800]. 4 tomes en 2 volumes in-12 : demi-basane brune, dos lisses ornés de filets dorés, pièces de titre de veau rouge, tranches jaunes (reliure moderne).

Édition originale : elle est ornée de quatre frontispices, gravés en taille-douce, non signés ; ils sont tirés avant la lettre, comme il se doit. Un important manifeste littéraire. En guise d’Avertissement, le marquis de Sade livre, en une cinquantaine de pages, son Idée sur les romans. Sans doute pour échapper aux dénonciations dont il était l’objet, il fait l’apologie du roman sensible et moral, s’en tirant par une pirouette à l’adresse des détracteurs d’Aline et Valcour : “Je réponds que j’ai rendu ceux de mes héros qui suivent la carrière du vice tellement effroyables, qu’ils n’inspirent bien souvent ni pitié, ni amour, et en cela je suis plus moral que ceux qui se croient permis de les embellir.” Il exprime son admiration pour Mme de La Fayette, Rousseau et l’abbé Prévost ; en revanche, Restif de La Bretonne est exécuté sans ménagement, du fait de son “style bas, des aventures dégoûtantes… dont seuls les marchands de poivre le remercieront.” L’essai s’achève par un éloge de la nature d’une force surprenante. Il s’agit d’une nature “plus bizarre que les moralistes ne nous la peignent”, intégrant aussi bien les forces de destruction que les perversions.

Un recueil de onze nouvelles, dont deux, selon Gilbert Lély, “méritent d’être rangées parmi les chefs-d’œuvre du Marquis : Florville et Courval et Eugénie de Franval.” Les nouvelles sont des fictions héroïques et tragiques, inspirées par les romans noirs contemporains, selon une morale à rebours… “Il n’y a ni conte ni roman dans toute la littérature de l’Europe où les dangers du libertinage soient exposés avec plus de force”, avoue l’auteur à propos d’Eugénie de Franval. Prête à tous les jeux érotiques, l’héroïne se découvre amante de son frère, meurtrière de
son fils, dénonciatrice de sa mère et épouse de son père.

Exemplaire relié récemment : on a recollé une partie du dos d’origine et les pièces de titre.
8 000 / 12 000 €

Vente aux enchères publique – Drouot – Salle 5
Vendredi 18 juin – 14h

Exposition publique – Drouot – Salle 5
Jeudi 17 juin – 11h/18h

Sources : Photos et Catalogue de la vente Pierre Berger & Associés / L’article sur le site de Drouot