Tant que le monde sera monde

L’hôtel de Condé, résidence des Princes de Condé entre 1612 et 1770, comprenait presque tout le terrain aujourd’hui circonscrit par les rues de Condé, Vaugirard, Monsieur-Le-Prince et le carrefour de l’Odéon dans le VIe arrondissement de Paris.

Ce palais faisait suite au somptueux hôtel construit par Jérôme de Gondi (1550 – 1604), fidèle écuyer de Catherine de Médicis. La famille de Gondi, après une ascension sociale fulgurante grâce à la protection de la reine, connut des difficultés financières entre 1609 et 1612. Jean-Baptiste II de Gondi dut vendre ses biens immobiliers parisiens. L’hôtel fut donné en 1610 à Henri II de Bourbon-Condé, par Marie de Médicis qui voulait le récompenser d’avoir consenti à épouser Charlotte-Marguerite de Montmorency. L’hôtel fut restauré et rebâti en grande partie par le nouveau propriétaire.

L’hôtel de Condé formait un vaste ensemble de bâtiments, aux ailes séparées par d’étroites cours intérieures, avec des enclaves et des mitoyennetés gênantes. Malgré cela, les principaux corps de bâtiment donnaient sur un vaste jardin à la française qui, par un ensemble de trois terrasses successives, allait faire face, sur la rue de Vaugirard, au Palais du Luxembourg. Ce jardin était si spacieux que, lorsque l’on était obligé de fermer le Luxembourg, on ouvrait les grilles de la demeure princière et la foule pouvait s’y répandre sans le moindre encombrement.

En 1707, Germain Brice, dans sa « Description nouvelle de la ville de Paris », a donné une description admirative du mobilier de l’hôtel de Condé : « Le plafond de la chambre et du cabinet de Mme la Princesse ont été peints par de Sève […] Pour des meubles, il est difficile d’en voir dans aucun autre palais de plus riches et en plus grande quantité. On y trouve aussi des tableaux de maîtres du premier rang, entre autres un Baptême de Notre-Seigneur, de l’Albano […] , des tapisseries extraordinaires et des pierreries plus qu’en aucun autre endroit. On y conserve aussi une nombreuse bibliothèque composée de livres curieux et des cartes à la main des plus rares. »

Ce fut dans cette somptueuse résidence, que Marie-Éléonore de Maillé de Carman, avait ses appartements, en qualité de « dame d’accompagnement » de Caroline de Hesse-Rheinfels-Rotenburg, Princesse de Condé.

Une dame de compagnie ou demoiselle de compagnie est l’assistante personnelle d’une reine, d’une princesse ou d’une autre dame de la noblesse. Elle est souvent elle-même noble, mais d’un rang inférieur à celui de la personne qu’elle assiste. Elle n’est pas considérée comme une domestique. Son statut varie selon les époques et les pays.

Marquis de Sade - Tant que le monde sera monde

En mari jaloux — le bonhomme n’est plus très jeune —, le Prince de Condé tient sa jeune épouse sous bonne garde. Ce stratagème n’a d’autre résultat que d’exciter les nombreux libertins de la cour. Parmi ceux-ci, un de ses proches, un certain Jean-Baptiste, pour mieux s’approcher de la jeune Caroline, repère sa dame d’accompagnement. Il sait que celle-ci est parente de la Princesse et qu’elle la suit comme son ombre. Pour arriver à ses fins, il épouse Marie-Éléonore en 1733. Le pari est gagnant ! Son idylle avec Caroline durera jusqu’en 1739.

Ce grand séducteur et coureur de jupons, vous l’avez deviné est le père du Marquis de Sade : Jean-Baptiste-François-Joseph, Comte de Sade, Seigneur de Saumane et de Lacoste, Coseigneur de Mazan, né en 1701 et mort à Montreuil le 24 janvier 1767.

Pour conquérir Caroline, il a donc épousé Marie-Éléonore, dame de compagnie de la dernière Princesse de Condé. Ce mariage, moins riche que brillant, l’ayant déterminé à renoncer aux charges qui l’attachaient au service du pape, il acheta, en 1738, celle de lieutenant-général des provinces de Bresse, Bugey, Gex et Valromey et acquit la terre de Glatigny, près de Versailles.

C’est dans ce contexte et dans cet hôtel magnifique que naquit le 2 juin 1740 le Marquis de Sade. Donatien passa ainsi les trois premières années de sa vie à l’hôtel de Condé éloigné de ses parents. Élevé dans le faste et la splendeur avec la conviction d’appartenir à une espèce supérieure, entouré de roi, de prince, de reine et de princesse, ne soyons pas surpris si par sa nature despotique et violente, Sade se sent au-dessus des lois.

Des années plus tard, âgé d’à peine 40 ans, Sade, incarcéré à la Bastille, écrira ce qui sera son premier roman publié sous son nom : il s’agit du roman épistolaire « Aline et Valcour ». Dans cette suite de lettres et de récits rétrospectifs, nous retrouvons, comme un écho du passé, l’idée de luxe et de magnificence du bâtiment décrit par Germain Brice. N’ayant rien oublié du cadre idyllique de sa petite enfance, Sade, dans une lettre de Valcour adressée à Aline, écrit les mots suivants :

« Allié par ma mère, à tout ce que le royaume avait de plus grand ; tenant, par mon père, à tout ce que la province de Languedoc pouvait avoir de plus distingué ; né à Paris dans le sein du luxe et de l’abondance, je crus, dès que je pus raisonner, que la nature et la fortune se réunissaient pour me combler de leurs dons ; je le crus, parce qu’on avait la sottise de me le dire, et ce préjugé ridicule me rendit hautain, despote et colère ; il semblait que tout dût me céder, que l’univers entier dût flatter mes caprices, et qu’il n’appartenait qu’à moi seul et d’en former et de les satisfaire. »

Marquis de Sade - Tant que le monde sera monde

En 1770, les Condé installaient depuis 1764 au Palais Bourbon, Louis XV racheta les terrains et les jardins de leur hôtel. Quelques années plus tard, Louis XVI, ne sachant qu’en faire, les offrit à son frère, le Comte de Provence, en plus du Palais du Luxembourg. En 1779, le lotissement de l’hôtel de Condé fit l’objet d’une vaste opération immobilière, comparable à celle menée par le duc de Chartres au Palais-Royal. Le terrain fut percé de rues et partagé en lots. La rue de l’Odéon, dite primitivement du Théâtre-Français, la première de Paris à avoir des trottoirs, fut ouverte au milieu de l’hôtel de Condé dans le même temps où s’édifiait la nouvelle salle du Théâtre-Français, inaugurée en 1782, qui devait par la suite changer son nom pour celui de Théâtre de l’Odéon.

Il est assez amusant de se dire que la première rue pourvue de trottoirs soit celle construite à l’endroit même où est né le Marquis de Sade. Est-ce là l’origine secrète de « Faire le trottoir » ? À cette question, Marie-Élénore ne peut répondre, car elle est décédée depuis déjà deux ans quand le chantier se met en branle : le 14 janvier 1777, il y a presque 245 ans… sans doute persuadée que « son » palais des merveilles resterait debout encore des années.

Sources : Marie-Éléonore de Maillé de Carman – Anonyme / Hôtel de Condé – Lorrain