Père mère sœur, épouse amie, tu me tiens lieu de tout…

De retour sain et sauf de la guerre de Sept Ans, M. de Sade tomba amoureux de Mlle de Lauris qui le lui rendait bien. Originaire de Vacqueyras, à une trentaine de kilomètres d’Avignon, elle était la fille du Marquis de Castellane, une lignée aussi illustre et ancienne que les Sade. [Pourtant] Mlle de Lauris n’était pas un assez bon parti pour le père du Marquis qui se savait de plus en plus désargenté, moins par dépense excessive que par négligence dans la gestion de ses affaires. Sur le marché des alliances où devait se régler l’avenir de la famille, il lui restait à proposer un titre et une généalogie ; les revenus des terres de La Coste et alentour comptant pour plus grand-chose. On tergiversait des deux côtés. À Paris une autre famille s’impatientait, les Montreuil, avec qui le père de Sade avait pris langue. De récente noblesse de robe, les Montreuil souhaitaient unir leur fortune à la vieille noblesse d’épée. Il y eut des discussions, des pressions, oncles et tantes s’en mêlèrent. Sade, unique survivant d’une fratrie de trois enfants, plia. Il renonça à Mlle de Lauris et remonta en chaise de poste d’Avignon à Paris pour se conformer aux vœux de son père… là commence l’histoire au grand jour de la future Marquise de Sade : Renée Pélagie de Montreuil.

Un article de Dominique Dussidour pour le site remue.net

Née à Paris le 3 décembre 1741, baptisée à l’église Saint-Eustache, Renée Pélagie est l’aînée de cinq enfants […]. L’éducation qu’elle reçue l’avait préparée à épouser le mari que ses parents choisiraient pour elle et à s’adapter à ce qui va avec ; sûrement pas à ce que soient exposées en public les relations de M. de Sade avec des prostituées ni à solliciter des magistrats en sa faveur, encore moins à le visiter autant d’années en prison, à recevoir des lettres parfois amoureuses, parfois injurieuses, à répondre à des commandes d’objets les plus divers, à louer pour lui des livres d’Histoire, de poésies, des romans, à lui procurer de l’encre, des plumes et des cahiers afin qu’il écrive, et enfin à relire et annoter des manuscrits « fermement écrits », comme elle disait. Vivre avec un tel homme était-il compliqué ? Si on le lui avait demandé elle aurait sans doute répondu comme Giuletta Massina à propos de Fellini : « C’est en tout cas plus intéressant que de vivre avec un imbécile » car sa constance pendant trente ans fait dire qu’elle prit son mariage au sérieux, si ce n’est avec plaisir.

Mme de Sade mettra au monde trois enfants : Louis Marie, né le 27 août 1768, lieutenant au 2e régiment d’Isembourg, mort en Italie lors d’une embuscade tendue par les Napolitains révoltés contre les armées de Napoléon, le 9 juin 1809 ; Claude Armand, né en juin 1769, qui aura quatre enfants dont la descendance perpétue le nom des Sade jusqu’à nos jours, mort le 10 mai 1847 ; Madeleine Laure, née le 4 avril 1771, morte le 18 janvier 1844, sur laquelle nous ne savons pas grand chose.

Le 2 avril 1790, l’Assemblée Nationale abolit les lettres de cachet, Sade est libéré, il quitte Charenton sans un sou en poche mais Renée Pélagie refuse de le voir et commence à prendre ses distances ; elle vit maintenant au couvent Sainte-Aure rue Neuve-Sainte-Geneviève, aujourd’hui rue Tournefort, dont les religieuses louaient une quarantaine de chambres à des « dames de qualité » (sans qu’elles aient pour autant l’intention d’entrer dans les ordres).

Si l’on en croit Mishima dans sa pièce « Madame de Sade », la Marquise […] se trouvait dans le salon en compagnie d’Anne-Prospère sa sœur cadette (ressuscitée pour le troisième acte), de la dévote baronne de Simiane et de l’effrontée comtesse de Saint-Fond (nom emprunté à Juliette) lorsqu’on sonna à la porte.

— Allez voir, Charlotte, dit Mme de Montreuil.

La femme de chambre revient bientôt, le visage chiffonné.

— Le Marquis de Sade est à la porte. Puis-je le faire entrer ?

Silence.

— Est-ce que je dois le faire entrer ?
— Quel air a le Marquis ? demande Mme de Sade.
— Il a tellement changé que je peinais à le reconnaître. Est-ce que je dois l’introduire ?

Les regards des cinq femmes sont tournés vers Mme de Sade. Un précipité d’affects et d’images la paralyse. Elle est à nouveau submergée par la douceur et les rages de son mari, sa tendresse, ses impatiences, ces traits contradictoires avec lesquels elle n’a jamais su bien composer : « père mère sœur, épouse amie, tu me tiens lieu de tout, je n’ai que toi, ne m’abandonne pas » lui avait-il écrit il y a longtemps…

C’est du plus profond d’une torpeur sentimentale qu’elle ouvre la bouche :

— S’il vous plaît, dites-lui qu’il s’en aille. Et dites-lui encore ceci : « La Marquise de Sade ne vous reverra jamais. »

Était-ce ce qu’elle voulait dire ou fut-elle stupéfiée par ses propres paroles, on ne sait pas.

La suite s’écarte de la version de Mishima puisque Mme de Sade revoit son mari le 23 septembre pour la signature devant notaires de l’acte de séparation de corps et d’habitation. Elle doit veiller sur les intérêts de ses enfants, argumente-t-elle pour exiger ensuite la liquidation des biens. Elle se montre plus combative en tant que mère qu’en tant qu’épouse. L’audace, voilà une qualité que M. de Sade devra désormais affronter. Reconnaître sa patience, sa persévérance, son dévouement et sa fidélité, non ; ces qualités-là sont des devoirs, dirait-il avec raison, elles n’ont rien d’admirable. Mais cette audace nouvelle contre lui, oui ; l’époque, son éducation, son milieu l’auront empêchée d’en faire preuve avant qu’elle ne le quitte.

Marquis de Sade - Père mère sœur, épouse amie, tu me tiens lieu de tout...

Neuf ans plus tard, château d’Échauffour. À l’affrontement a succédé l’indifférence. Un après-midi de printemps où la pluie brouille les distances [Renée Pélagie] lit une lettre qu’elle vient de recevoir.

Versailles, rue Satori, chez Brunelle traiteur n° 100. 4 frimaire an VIII [25 novembre 1799].

Je vous demande avec la plus vive instance, Madame, de me permettre de rentrer avec vous, mon âge doit suffisamment, je crois, vous répondre de ma conduite, et mon inviolable attachement pour vous... mon respect, tous les sentiments que vous êtes faite pour mériter enfin, doivent vous être des garants plus certains encore. Je voudrais bien Madame ne pas mourir isolé... loin de vous et de mes enfants, réunissez-nous tous, vous le devez. Je ne vous serai point à charge ; mon intention n’est point de vous gêner en rien. Je serai chez vous comme votre pensionnaire ; je vous paierai mon logement et ma nourriture soit à Paris soit à la campagne, et ne jouirai de votre société qu’aux instants où vous voudrez bien me le permettre. Le temps, j’ose espérer, a dû ralentir tous les sentiments qui, dans vous, pouvaient peut-être apporter quelques oppositions à ce projet, et j’attends de votre cœur une résolution favorable. Si je suis assez heureux pour que vous acceptiez, vous m’enverrez le modèle des conditions, et quelles qu’elles soient, dès que la clause en sera notre réunion vous ne devez pas douter qu’elles ne soient à l’instant acceptées. Ce ne sont plus des secours que je vous demande, la loi va lever mon séquestre, s’il ne l’est déjà lorsque je vous écris, je serai donc par là, très en état de faire face aux engagements que vous me dicterez.

[…]

Dans le cas de votre refus, Madame, refus qui me désespérera sans doute, mais dans cette cruelle supposition enfin, je vous prie alors d’accepter ma proposition de divorce, en vous réservant tous vos droits, parce que j’ai besoin d’une compagne et d’une société que des nœuds puissants enchaînent à moi jusqu’à mon dernier soupir, et qui, d’après ces liens, aura pour moi d’autres soins que ceux qu’on reçoit de l’intérêt ou de la simple amitié. L’isolement me fait peur, je ne puis me résoudre à y finir ma vie.


J’attends votre réponse avec empressement – en vous suppliant à genoux de donner la préférence à celui des deux partis qui doit me réunir à vous.


Je suis avec respect,


Votre obéissant serviteur,


Sade.


J’embrasse mes enfants.

— Il t’embrasse, dit-elle à Madeleine Laure qui est entrée dans le salon et a reconnu l’écriture de son père sur l’enveloppe. Un moment de découragement… il n’espère aucune réponse, j’en suis certaine.

La Marquise de Sade meurt le 7 juillet 1810, à l’âge de soixante-neuf ans, dans la chambre tendue de gris-bleu, celle qui donne à l’arrière sur la roseraie et qu’on ne voit pas du vieux pont, sans que l’on sache à quelle période de sa vie ses souvenirs la ramenaient, les dernières années.

Nous sommes aujourd’hui le 8 octobre. Essayez d’allumer une bougie, arrêtez-vous sur sa lumière, ayez une pensée pour la Marquise de Sade, car c’est aujourd’hui que nous fêtons les Pélagie !

Sources : Photos – Renée Pélagie de Montreuil et sa sœur Anne-Prospère / Anonyme / Article complet de Dominique Dussidour sur le site remue.net