J’aime le Christ et le Marquis de Sade

Vivre sans Dieu ? C’est notre lot, bien sûr : j’ai toujours eu le sentiment que nous vivions dans l’élément de l’absence — d’une absence sans nom, qui rendait la vie à la fois insuffisante et passionnante —, et que c’était à nous, à chaque instant de notre existence, de trouver comment retourner l’abandon en plénitude.

Un article de Yannick Haenel pour Charlie Hebdo.

Au fond, ce point mystérieux au cœur de chaque vie, ce point qui palpite, qui a soif d’absolu — qui veut plus —, est le lieu incandescent où l’on est déchiré entre absence et présence. Rejoindre ce feu ne consiste pas nécessairement à croire en un dieu, ni au contraire à le supprimer, mais à conserver en soi cette tension qui donne son intensité métaphysique à notre vie. À loger son langage là, au cœur de la contradiction, dans cet abîme qu’on ne peut habiter, et qui exige de soi l’impossible.

La pieuserie m’a toujours semblé une facilité aveugle, une manière commode de sortir de l’angoisse, de ne pas avoir fait le tour de la question, de ne pas vouloir affronter la dimension terrible de la vie ; à l’inverse l’athéisme relève d’une forfanterie impuissante, une manière de « bricoler dans l’incurable », comme dit Cioran, en se contentant d’une liberté encagée, privée d’infini (le seul véritable athée, ce serait le Marquis de Sade, qui repousse toutes les limites au point de souhaiter détruire le monde).

Je ne me satisfais d’aucun de ces deux mensonges : la religion, l’athéisme.

Marquis de Sade - J’aime le Christ et le Marquis de Sade

À la manière dont un esprit se satisfait, on reconnaît l’étendue de sa perte : j’adresse cette phrase aussi bien aux croyants qu’à ceux qui ne veulent croire en rien. Les humains se satisfont, autrement dit, ils se branlent dans leurs certitudes : ils se croient « libres ». alors même qu’ils n’ont accès à rien. Le fait de se satisfaire les enchaîne dans un esclavage qui les livre en pâture à notre monde, c’est-à-dire à un dispositif planétaire où tout communique et s’annule à chaque instant, où l’on étouffe dans l’absence de gratuité. Finalement, les croyants et les athées se toisent en miroir ; ils ne sont que les figures inversées d’un même monde. Je ne fais pas partie de ce monde : je veux vivre dans l’intranquillité de la non-certitude, je veux errer sans pouvoir me raccrocher à rien, je veux garder les yeux ouverts sur tout.

Je n’aime que ce qui est imprévu, fou, gratuit : je cherche la poésie. Elle échappe aussi bien aux louanges bouffies de la religion qu’au désenchantement militant : elle est absolue — et sans pourquoi. Le monde n’est supportable qu’à la condition que rien n’en soit respecté. Je suis là, sur cette crête, ou plutôt dans ce creux. J’endure. J’aime les saints et les anarchistes. J’aime le Christ et le Marquis de Sade. Je suis un anarchiste mystique — et que personne ne vienne me demander si je crois en un dieu, ou si je n’y crois pas.

Sources : Un article tiré du Charlie Hebdo du 6 novembre 2019 / Photo – Charlie Hebdo