Liberté, la nuit de tous les désirs

Peut-on transposer l’univers sexuel du marquis de Sade au cinéma ? Est-ce encore pertinent à l’heure de #MeToo  ? Albert Serra répond avec un film hallucinant : « Liberté ».

Un article d’Olivier Séguret.

A-t-on pu rêver autrefois de répandre le libertinage comme un virus ? De l’inoculer loin de ses terres françaises d’origine, d’où Louis XVI voulut le chasser ? Était-il possible, pour des aristocrates licencieux en exil, de transplanter cette graine en culture germanique en attendant des jours meilleurs ? C’est tout l’argument de Liberté, film au soufre doux quoiqu’explicite d’Albert Serra qui recompose avec les ressources de l’histoire, de la peinture et de sa poésie propre, un moment où, en 1774, un groupe de libertins français prend contact avec le duc de Walchen, dans des bois obscurs entre Berlin et Potsdam (et filmés au Portugal).

Ils sont là pour faire l’article, vendre leur vision, leur idée, leur brevet, ce nouveau langage de la sexualité : le libertinage. Ils en ont apporté quelques échantillons, dont des vendeurs zélés font la démonstration. Reste à convaincre et pour cela, tout n’est qu’une question… de mise en scène. C’est d’ailleurs sur une scène de théâtre allemande, à la Volks­bühne, que le cinéaste catalan a donné, au printemps 2018, une première version de ce saisissant travail d’archéologie imaginaire. En recréant le décor d’un XVIIIe siècle français inspiré par Boucher et Fragonard tout en mélangeant les meilleures cartes du jeu sadien tel que l’intelligentsia française n’a cessé de l’enrichir (Annie Le Brun, Michel Foucault, Georges Bataille, André Breton, Roland Barthes…), Serra recompose un moment historique inventé mais possible.

Marquis de Sade - Liberté, la nuit de tous les désirs

Le film tient en une seule nuit, toute une nuit, une nuit-clé de l’histoire des mœurs, non dépourvue de dimension épique et de suspense : les héros de Serra sont des pirates en perruque poudrée qui veulent hacker l’aristocratie européenne pour y introduire le logiciel mal­veillant d’une nouvelle ère, la sexualité 2.0 de l’époque.

C’est aussi comme cela que l’on peut réfléchir au titre, dont la force n’est pas tant dans le contenu incontenable du mot « liberté » que dans l’objet qu’il labellise. Ce Liberté est moins un film ou une pièce de théâtre qu’un vaisseau. Serra revendique aussi la dimension « cruising » de son projet – le terrain de jeu d’une chasse sexuelle et la croisière dont ce terme d’argot gay est inspiré. C’est le drapeau Liberté flottant sur le navire Liberté, une enseigne, le nom peint à la proue d’un projet, une nef des fous bâtie il y a plus de deux siècles et qui sillonne encore nos vies, croise à la surface de nos corps, nous hante.

Liberté, donc. Pour l’égalité et la fraternité, on verra plus tard ? Pas tout à fait : Albert Serra n’idéalise rien de la société encore à demi féodale qu’il observe sans la juger. C’est nous qu’il jauge et qu’il veut servir, parfois gifler. Mais il fait valoir, dans sa nuit talismanique, une hypothèse née avec le libertinage et qui conduit directement à nos désirs ou à notre désarroi contemporains : « Il se produit une disparition du nivellement et des hiérarchies, explique-t-il. Il n’y a plus de moches ou de beaux. Homme ou femme, tout est interchangeable, sans aucune contrainte de vanité : il y a des corps, des flux, du désir. Être enfin en mesure de s’oublier soi-même : c’est très très contemporain, comme idéal. »

Cela reste aussi très problématique dans la réalité comme dans sa représentation. Bruce LaBruce, Catherine Breillat, Alain Guiraudie, Vincent Gallo, Larry Clark, João Pedro Rodriguez, Gaspar Noé… le cinéma moderne, depuis Salò ou les 120 Journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini, est constellé de tentatives pour représenter la sexualité humaine, mais c’est à chaque fois de haute lutte et l’on voit avec l’affaire Kechiche à quel point cela reste difficile malgré l’idée que l’on se fait de la « liberté » où vivraient les cinéastes.

C’est aussi la critique et ses prétentions de passeur qui devraient être interrogées : pourquoi quinze minutes d’orage sexuel dans Mektoub 2 d’Abdellatif Kechiche suscitent-elles un tollé de rombières outragées quand le film de Serra, plus explicite, plus scabreux sans doute, plus turpide, voire turbide, se fait à peine remarquer ? L’intimidation intellectuelle du pedigree d’avant-garde ? Dans ce cas, profitons de cette licence qui lui est accordée en ne perdant pas de vue que la seule qui vaille, c’est la liberté que les artistes s’accordent à eux-mêmes.

Sources : L’article sur le site de Vanity Fair / Photo – Roman Ynan

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