Cage dorée ne nourrit point l’oiseau

Paris, 24 mai 1784. L’heure tourne, l’église voisine vient de sonner deux heures de l’après-midi, il est temps de partir. Nous sommes lundi, elle doit absolument être là-bas avant trois heures et demie. Une dernière fois, elle vérifie qu’elle a bien pris tout ce qu’il a demandé : de quoi écrire bien évidemment, mais surtout des cochonneries sucrées dont il raffole tant.

Arrivée dehors, elle se rend compte qu’elle a oublié de prendre des draps propres, ceux-là même qu’elle avait préparés plus tôt dans la matinée. Du coin de l’œil, elle aperçoit, avant de retourner à l’intérieur du bâtiment, un coche qui remonte la rue. Une fois à sa hauteur, elle lui fait signe de s’arrêter et lui demande de bien vouloir patienter, le temps qu’elle aille récupérer le linge qu’elle a laissé sur la commode de la chambre, celle qui donne sur la cour de derrière.

Dans la pièce, à côté du meuble où sont posés les draps, une psyché. Passant devant, elle ne peut s’empêcher de regarder son reflet : 43 ans déjà. Ce matin, vers cinq heures, elle se rappelle avoir été réveillée dans cette chambre par un oiseau très matinal, sans doute fier de sa condition d’ovipare, hurlant à tue-tête les joies du vol libre et du plaisir de sentir le vent glisser sur ses plumes, si fort que le pauvre volatile a dû écourter son discours public, à coup sûr dérangé par une savate volante ou par le chat du voisin. Ce matin, donc, en entendant ce stupide piaf, elle se souvient s’être surprise à vouloir rajeunir, à vouloir retrouver sa peau d’autrefois et la souplesse que son mari était ravi de mettre à l’épreuve… un rêve à n’en point douter : son mari n’est pas magicien, tout au plus est-il charmeur ou même envoûteur, un peu séducteur mais pas thaumaturge.

Réveille-toi Renée ! Tu rêveras une autre fois, le coche attend en bas ! Prends les draps, les victuailles et indique lui ta destination !

Marquis de Sade — Cage dorée ne nourrit point l’oiseau

Trois mois qu’il est enfermé à la Bastille, côté porte Saint-Antoine ; trois mois qu’il tourne en rond dans cette cellule sombre et sinistre ; trois mois déjà et il n’est pas près d’en sortir. Le pauvre, elle sait qu’il aime regarder la foule défiler durant la journée, cela l’aide à éviter de trop penser en rond. Elle essaye pour cela de venir le plus souvent qu’elle peut, du moins deux fois par mois comme on lui a promis.

Au croisement d’une rue, d’où sort le coche, avec celle sur laquelle il s’engage, la perspective est idéale : au fond, au loin, spectrale, inquiétante, comme sortie des Enfers, la prison royale, la Bastille ; devant eux, à mi-parcours, une marée humaine de badauds, de charrettes et de gens d’armes, bloquant la rue et l’accès à l’infernale citadelle ; à leur droite l’église Saint-Paul, comme un signe divin pour bénir et sauver du pêché son ineffable mari.

Le coche s’arrête enfin, il est temps, un clocher fait entendre trois heures. Le coche ne l’a pas exactement déposée là où elle souhaitait, ce n’est pas grave, elle finira le trajet à pieds jusqu’à l’entrée principale de cette horrible bâtisse. Sur place, une dernière formalité reste à faire, avant de pouvoir rendre visite au Marquis : signer le registre d’écrou et déclarer ce qui entre dans l’enceinte de la prison.

Une paire de draps, dix-neuf cahiers de papier, une demi-livre de pâte de guimauve, une bouteille d’encre, une bouteille d’orgeat et une boîte de pastilles de chocolat. Avec tout ça, il va pouvoir arrêter de se plaindre crois-t-elle entendre de la part du planton de l’entrée, elle ne relève pas, l’heure n’est pas aux disputes mais aux retrouvailles entre époux.

Aujourd’hui les éphémérides qu’a lues Renée-Pélagie indiquent que c’est la Saint-Donatien. Ce jour-là, elle repartira deux heures et demie après être rentrée dans la cellule de son mari… l’arrière de sa robe et les cheveux froissés !

Sources : Photo – Sade à la Bastille / Assassin’s Creed Unity

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