Pour quoi faire ? Mais pour s’amuser !

12 avril 1768, il y a 250 ans, Sade est emmené en résidence surveillée au château de Saumur ; neuf jours auparavant, à Paris, le Marquis a kidnappé une mendiante… une certaine Rose Keller.

Malgré toutes les entraves, celle-ci, est parvenu à rompre ses liens et à sauter par la fenêtre de l’endroit où Sade l’avait enfermée. Une fois dehors, dans la rue, loin de son tortionnaire, Rose décida de prendre la direction du bureau des juges locaux le plus proche pour y porter plainte.

Cela débuta le dimanche de Pâques, place des Victoires, à neuf heures du matin. Un homme jeune, le Marquis de Sade, en redingote grise, est adossé aux grilles de la statue de Louis XIV. Il porte un couteau de chasse au côté, une canne à la main et un manchon de lynx.

Au même moment, une femme sort de la messe aux Petits-Pères et vient demander l’aumône à deux pas de lui. Trente-six ans environ, originaire de Strasbourg, veuve d’un garçon pâtissier nommé Charles Valentin. Elle s’appelle Rose Keller. Fileuse de coton au chômage depuis un mois, elle est réduite à la mendicité.

Un passant s’arrête, lui donne un sol et poursuit son chemin. L’homme au manchon lui fait signe d’approcher ; il lui promet un écu si elle consent à le suivre. Elle se récrie, dans un mauvais français et avec un fort accent germanique : « Je ne suis pas celle que vous croyez ; je ne mange pas de ce pain-là ».

Il la rassure : ce n’est pas du tout ce qu’elle imagine ; il lui demande seulement de s’occuper de son ménage, rien de plus ; elle recevra des gages et sera bien nourrie. Elle accepte et le suit. Il la conduit près de la nouvelle halle, la fait monter dans une chambre au deuxième étage, meublée de damas jaune, avec une chaise longue de la même étoffe, recouverte comme les fauteuils d’une housse de toile, la prie de s’asseoir et lui demande si elle accepterait de venir dans sa maison de campagne. Peu importe où, répond-elle, pourvu qu’elle gagne sa vie. Là-dessus, il l’abandonne, prétextant quelques courses à faire ; il reviendra la chercher dans une heure.

Une heure plus tard, il est de retour avec un fiacre, la fait monter, tire les vantaux de bois, et le voiture s’ébranle. Au bout d’un long moment de silence, il lui demande si elle sait où ils vont : « Comment voulez-vous que je le sache, puisque je n’y vois rien ? ». Pendant tout le reste du trajet, il ne lui adresse plus un mot et fait semblant de dormir.

Marquis de Sade — Pour quoi faire ? Mais pour s'amuser !

Environ une heure plus tard, la voiture de Donatien s’arrête enfin. Il en descend le premier et prie Rose Keller de le suivre. Il est environ midi et demi. Après un court chemin à pied, les voyageurs arrivent devant une petite maison. Le Marquis invite la mendiante à prendre patience un instant, s’engage dans l’entrée principale, et lui ouvre de l’intérieur un petite porte verte. Passant devant elle, il lui fait traverser une courette, monte un étage, l’introduit dans une grande salle et lui dit de l’attendre là pendant qu’il va chercher du pain et de quoi boire : surtout, qu’elle ne s’ennuie pas. Puis il sort en l’enfermant à double tour.

Rose Keller demeure seule un long moment, plongée dans la pénombre, car l’unique fenêtre qui donne sur le jardin est entièrement calfeutrée de l’intérieur. Le faible jour qui filtre de chaque côté laisse apercevoir des lambris de bois, deux lits à baldaquins et quelques chaises de paille.

Au bout d’une heure, il revient enfin, une chandelle allumée à la main : « Ma mie, descendez ». Elle obéit et le suit dans un petit cabinet dont il ferme la porte. Une fois dans ce réduit, il lui ordonne d’ôter ses vêtements. « Pour quoi faire ? – Pour s’amuser ». Comme elle proteste qu’elle n’est pas venue là pour cela, il s’emporte, menace de la tuer puis de l’enterrer de ses propres mains si elle n’obéit pas, et il la laisse seule.

Affolée, la prisonnière commence à se déshabiller. Un instant plus tard, il réapparaît, le torse nu sous un gilet sans manches, un mouchoir blanc noué autour de la tête. Voyant qu’elle a gardé sa chemise, il lui dit de la retirer. « J’en mourais plutôt », répond-elle. Alors, il la lui arrache d’un geste brusque et la pousse dans une chambre voisine aux rideaux tirés. Au milieu de la pièce trône un lit d’indienne rouge sur lequel il jette la Keller à plat ventre et lui couvre la tête d’un traversin, son manchon par-dessus, pour étouffer les cris. Après quoi, il se saisi d’une poignée de verges et la fouette jusqu’au sang, à plusieurs reprises.

Selon la déposition de la victime, il lui aurait ensuite incisé les chairs avec un canif, puis laissé fondre des gouttes de cire à cacheter sur ses plaies, et alterné ainsi entailles et flagellations, jusqu’à sept ou huit fois de suite. Aux cris de la malheureuse, il brandit un couteau et fait à nouveau serment de la tuer et de l’enterrer si elle ne se tait pas.

Tandis qu’elle retient ses hurlements, il la cravache de plus belle. Elle le conjure alors de ne pas la tuer : elle n’a pas fait ses Pâques et elle ne veut pas mourir sans être aller à confesse. Il se propose alors de la confesser lui-même, entend même l’y obliger. Plus elle implore sa pitié, plus les coups se font rapides et cinglants. Soudain, il s’arrête. Haletant, comme fou, il laisse échapper d’effrayant râles de souffrance et de plaisir. Le supplice a pris fin.

Marquis de Sade — Pour quoi faire ? Mais pour s'amuser !

Il détache Rose Keller et la laisse se rhabiller. Un instant plus tard, il revient avec une serviette, un pot à eau et une cuvette. Elle se lave et s’essuie en laissant sur le linge de larges traînées de sang que Donatien l’oblige à rincer. Il lui remet ensuite une petite fiole contenant un liquide « couleur d’eau de vie » : il lui suffira de s’en frotter sur tout le corps ; dans une heure il n’y paraîtra plus rien, assure-t-il. Elle s’exécute, mais l’onguent lui cause de cuisantes douleurs.

Tandis qu’elle achève de se rhabiller, il lui apporte une assiette de bœuf bouilli avec un morceau de pain et une chopine de vin, et la reconduit dans la chambre du premier étage. Avant de l’enfermer à nouveau, il lui recommande de ne pas s’approcher de la croisée : surtout qu’on ne la voie pas, qu’on ne l’entende pas ; elle sera relâchée ce soir : « Avant la nuit », supplie-t-elle, car elle ne sait pas où elle se trouve, n’a pas d’argent sur elle, et ne veut pas coucher dans la rue. « Ne vous embarrassez pas de cela », lui lance-t-il, avant de disparaître.

Demeurée seule, Rose Keller pousse le loquet de la porte, s’empare de deux couvertures posées sur les lits, arrache le feutre d’un volet avec un couteau, attache son cordage improvisé à la traverse de la fenêtre, se laisse glisser dans le jardin, s’élance vers le mur de la clôture, l’escalade en s’aidant d’une treille, tombe de l’autre côté, en s’écorchant le bras et la main gauche, et s’engage dans la rue.

Sur son chemin, elle croise une femme du village et lui rapporte sa mésaventure en sanglotant. Là-dessus, deux autres commères s’approchent. Terrifiées par ce qu’elles entendent, les trois femmes entraînent Rose Keller dans une cour, lui troussent ses hardes et aperçoivent sur sa peau des sillons ensanglantés, « depuis les reins jusqu’au bas des cuisses ». Elles pansent ses plaies avec de l’eau de lavande et l’accompagnent alors chez le procureur fiscal, qui les envoie au château du notaire-greffier. La femme de celui-ci, Marie-Louise Jouette, les reçoit. Rose recommence pour elle son récit, mais cette femme trop sensible ne peut le supporter jusqu’au bout et doit se retirer.

En l’absence du bailli, on envoie mander le lieutenant de la maréchaussée. Celui-ci arrive sur les huit heures du soir, reçoit la déposition de la victime, et la fait examiner sur-le-champ par un chirurgien, lequel établit aussitôt un rapport en ces termes : « Toute l’étendu des fesses et une partie du dos sont vergetées et excoriées avec coupure et contusion forte et longue sur l’épine du dos », le tout lui paraissant fait par « quelque instrument contondant et tranchant ». Il note également la trace de « cire fondue sur quelqu’une des plaies ».

La nuit venue, la malheureuse est transporté jusqu’à une étable à vaches où on la couche sur un matelas. Le surlendemain, elle est installé chez l’épouse du notaire, au château. Pendant ce temps, vers les six heures, le Marquis a pris congé de son jardinier et regagné Paris.


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Cependant on aurait tort de croire à la lettre les dénonciations de la veuve Rose Keller qui, le 3 avril 1768, conduite par le Marquis de Sade dans sa maison d’Arcueil, y fut garottée et fustigée avec des circonstances obscènes.

Rose Keller était une prostituée qui accepta d’abord les honteuses propositions du Marquis, mais qui s’effraya ensuite de l’appareil extraordinaire de tortures que ce libertin déployait autour d’elle, peut-être pour se divertir de la crédulité et de la peur de cette fille ; elle fut tellement effrayée que, dès qu’elle se vit seule, elle rompit ses liens, se précipita par la fenêtre dans la rue, et risqua de se tuer pour échapper à la mort plus horrible qu’elle appréhendait. La fille porta plainte ; l’accusé fut arrêté et enfermé le 12 avril au château de Saumur.

C’était une première satisfaction donnée au scandale de l’attentat qui se réduisit, dans l’instruction, à des actes coupables de débauche, mais non qualifiés par la pénalité judiciaire ; l’accusation fut mise à néant par des lettres d’abolition et surtout par le désistement de l’accusatrice, la femme du Marquis ayant réussi à faire retirer la plainte en échange de quelques louis d’or. Mais les détails de cette accusation ne furent jamais oubliés du public, les femmes les plus prudes se faisant raconter l’histoire des faits, sans rougir, quoiqu’ils se trouvassent plus ou moins entachées d’exagération et de calomnie.

Sources : Maurice Lever, Donatien Alphonse François, Marquis de Sade, Paris, Fayard, 1991 / Photo : Albert Dubout / La maison du Marquis de Sade à Arceuil – Google Maps

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