Vigoureusement, sans lâcher prise, par tous les moyens

Aujourd’hui 14 avril, jour de la Saint Maxime, est une date à retenir ; je vais vous dire pourquoi.

Au XIIème siècle, Avignon avait décidé de se séparer des comtes de Toulouse et de Provence, et de prendre sa destinée en main, comme une grande fille. Le commerce, soudain libéré des charges qui l’étouffaient, se mit à prospérer, la population à croître, et la ville à s’embellir tout naturellement. Il devenait urgent qu’un pont relie les deux rives du Rhône pour faciliter les relations commerciales avec les états du Languedoc.

À cette époque, celle où Louis-le-Jeune était roi de France, un enfant nommé Benoît vivait avec sa mère dans un petit village du Vivarais, Alvilar, à trois jours de marche d’Avignon. Rien d’idyllique, croyez-le bien. Une chaumière misérable, une litière de feuilles sèches, ni table ni banc. Une cheminée rustique repoussait plus de fumée dans la pièce qu’elle n’en expulsait vers le ciel. Un pauvre feu de sarments s’essoufflait sous une marmite de terre noircie par des années de flammes et dans laquelle cuisaient quelques chétifs légumes, dans une eau claire, sans jamais le moindre morceau de viande. Voilà le décor de vie du petit Benoît que sa mère avait surnommé Bénézet.

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Dès l’aube, le petit Bénézet partait dans les collines pour y garder les quelques brebis qui leur permettaient, à sa mère et à lui, de vivoter tant bien que mal. Pour tout dire, il était un peu naïf le Bénézet. N’ayant jamais voyagé plus loin que sa colline, nourri de la Sainte Bible plus que de bon pain ; il passait ses journées à tailler des galoubets dans du roseau. Galoubets dont il tirait ensuite quelques notes grêles pour accompagner le chant des oiseaux. Au soir, il ramenait le troupeau chez lui et s’endormait du sommeil du juste, après avoir égrené la ribambelle de prières que sa mère lui avait apprises.

Or, le 13 septembre 1177, comme la veille, comme l’avant-veille, comme tous les jours, de tous les mois, de tous les ans qui avaient précédé, Bénézet gardait son troupeau, toujours sur cette même colline qui représentait tout son horizon et tout son avenir, quand, à midi très exactement, le soleil disparut. Un soleil de septembre, dans un ciel vierge de nuages, la chose avait de quoi surprendre. Bénézet n’ayant jamais entendu parler d’éclipse préféra mettre le phénomène sur le compte du Bon Dieu.

D’ailleurs, pour confirmer ses suppositions et les changer en certitude, voici qu’une voix descendait du ciel et s’adressait à lui, le petit berger qui sentait le thym et la crotte de bique. La voix – était-ce St Michel, était-ce Dieu lui-même ? – parlait en Provençal. Car tout le monde sait bien que le Bon Dieu est bilingue ; il parle Français quand il s’adresse à Jeanne d’Arc et Provençal quand il donne des ordres à Bénézet.

– Bénézet ! laisse ti fedo, camine enjusqu’ Avignon et ié fa un pontas su lou Rode.
(Bénézet ! Laisse tes brebis, va à Avignon et construis un pont sur le Rhône).

Ça avait de quoi surprendre un petit berger qui n’avait jamais entendu parler d’Avignon, pas plus que du Rhône, et ne savait même pas ce qu’était un pont.

– Mais, qui va garder mon troupeau ?

Ça, c’est tout l’atavisme paysan. Bénézet se voit confier la construction du pont d’Avignon où belles dames et beaux messieurs pourront danser tout en rond, et il pense à son troupeau. Décidément, il y en a qui ne seront jamais poètes ! Heureusement, la voix a tout prévu.

– Ton troupeau rentrera tout seul à la bergerie.

Admirable organisation mais qui ne convainquait pas encore le petit Bénézet.

– Comment ça se construit, un pont ?
– Ne t’en fais pas pour ça. Le savoir te viendra au fur et à mesure des besoins et l’argent ne te manquera pas.

C’était déjà rassurant. Mais Bénézet tergiversait encore.

– Je ne sais pas où se trouve le Rhône, ni Avignon.

Là, franchement il exagérait. C’était vraiment y mettre de la mauvaise volonté. Dans le silence qui suivit, on sentit que la voix était en colère. Bon ! s’il fallait employer les grands moyens on allait s’en occuper !

Apparut un ange, en habit de pèlerin, le bâton à la main, la besace sur l’épaule. D’autorité, il prit l’enfant par la main, des fois que lui serait venu l’envie de désobéir, et le conduisit jusqu’au Rhône, jusqu’à l’endroit où le lit du fleuve se rétrécit, entre le rocher d’Avignon et celui de Villeneuve. Endroit véritablement idéal pour jeter un pont. La marche avait duré trois jours. Trois jours pendant lesquels l’ange n’avait pas ouvert la bouche une seule fois. Arrivé devant le fleuve il laissa l’enfant, sans ajouter un mot à son silence. […]

Dans l’église Notre-Dame des Doms, l’évêque tenait un discours redondant, devant un auditoire grelottant de peur. L’éclipse de soleil, trois jours auparavant, avait terrorisé le petit peuple d’Avignon, comme elle l’avait fait pour Bénézet. Beaucoup parlaient de fin du monde. […]

C’est ce moment que le petit berger choisit pour pénétrer dans l’église, troublant ainsi les envols oratoires de l’évêque et perturbant honteusement cette digne réunion.

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– Qu’est-ce que tu veux, toi ? éructa l’évêque du haut de sa chaire.
– Je veux construire un pont, dit le Bénézet.

Si l’évêque avait eu de l’humour, il aurait éclaté de rire. Il n’en avait pas.

– Qu’est-ce que tu me baragouines-là ? dit encore l’évêque devenu soudain cramoisi.
– Le Bon Dieu m’envoie à Avignon pour y construire un pont.
– Sacrilège ! hurla l’évêque. Blasphémateur !

L’homme de Dieu était indigné ; jamais encore il n’avait connu une telle impudence.

– En prison ! Qu’on le jette en prison !

Et, sans plus tarder on se saisit de l’enfant pour le conduire au viguier, magistrat chargé de rendre la justice. C’était mal parti pour Bénézet. Pour un tel crime, il ne risquait pas moins que de se faire couper les pieds et les mains. Le viguier, à son tour, interrogea l’enfant et se trouva bien vite persuadé d’avoir affaire à un fou.

– Construire un pont, toi, un berger ? Mais est-ce que tu te rends bien compte ?

Non seulement Bénézet ne semblait pas se rendre compte, mais il insistait lourdement.

– Dieu m’a ordonné de venir en Avignon pour y construire un pont sur le Rhône.

La scène se passait devant l’hôtel de ville où la foule s’était rassemblée pour voir ce jeune phénomène et se faire une bonne partie de rire.

– Encore un envoyé du ciel, dit le viguier.

Il faut dire, à la décharge de l’évêque et du viguier, que l’époque abondait en illuminés de toutes sortes et que, si on les avait tous écoutés, on aurait fini par marcher comme les crabes. Bénézet, cependant, malgré l’ironie de ceux qui l’entouraient, persistait dans ses affirmations.

– C’est le ciel qui m’envoie.
– Je veux bien te croire, dit le viguier, mais il me faut une preuve. Tiens ! Si tu soulèves cette pierre, nous ferons ce que tu exigeras de nous. Sinon, tu ne pourras plus jamais te gratter les pieds, vu que tu n’auras plus de mains pour le faire. Et plus de pieds également.

Ça ne semblait pas effrayer Bénézet outre mesure. Il était là, à faire le tour de la pierre en question, un énorme quartier de roche que trente hommes robustes n’auraient pu soulever. Il se dit, le Bénézet, que si la foi soulève des montagnes, il n’y avait pas de raison pour qu’elle ne souleva pas un petit rocher. Alors, sans complexe, il saisit le bloc entre ses bras et, sans plus de peine que s’il s’agissait d’une balle de paille, le hissa sur son épaule, l’assujettit confortablement et s’en alla vers le Rhône, par la porte Ferruce, suivi du viguier ébahi et de toute la populace avignonnaise en admiration devant le prodige. D’un coup d’œil, il repéra le lieu où devait s’élever le pont. Il lança la pierre dans l’eau bouillonnante et dit :

– Voici pour les fondations.

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Là, ce fut du délire. Les Avignonnais poussèrent de tels cris d’enthousiasme qu’on les entendit jusqu’à l’Isle-sur-la-Sorgue. À la fin du jour on avait déjà réuni cinq mille écus d’or pour commencer les travaux. Tout le monde s’y mit. Dans les quartiers sombres, les ribaudes firent des passes supplémentaires et, dans les confessionnaux, les prêtres, au lieu d’absoudre à coups de Pater Noster ou d’Avé Maria, exigèrent des aumônes en guise de pénitence.

Sans plus attendre, Bénézet, aidé par la confrérie des Frères du Pont, créée spécialement pour la circonstance, se mit au travail. Sur la première arche on sculpta les armoiries du gouverneur-viguier d’Avignon, ce qui était la moindre des choses.

Enfin, en 1185, soit huit ans plus tard, le pont était terminé. Il avait la forme d’un immense chevron dont la pointe, au Nord qui coupait la force des eaux. On ne sait pas trop s’il avait dix-huit arches, vingt ou vingt-quatre, les avis diffèrent sur ce point, mais ce dont on est certain, c’est qu’il mesurait d’une rive à l’autre neuf cent vingt mètres, sur une largeur de quatre mètres, ce qui ne permettait que le passage de piétons ou de cavaliers.

Sitôt ouvert à la circulation, le pont fut soumis au péage. Les cochons et les hommes payaient la même somme. Pour les ânes et les cochons engraissés, c’était un peu plus cher. Quant aux cavaliers, n’en parlons pas, c’était tout à fait exorbitant. […]

Voilà pour les faits. Nous sommes aujourd’hui 14 avril, jour de la Saint Maxime. Par un hasard heureux, c’est aussi ce jour que l’on fête les Bénézet. Et pour que les réjouissances soient complètes, sachez que les Sade ont leur mot à dire dans cette histoire puisque le viguier en question n’est autre que Louis de Sade… l’un des plus anciens membres de cette vieille famille provençale.

À cette époque, Louis de Sade, est gouverneur d’Avignon, ou viguier, peut-être les deux, pourquoi pas. Ce qui est sûr, c’est qu’il entreprit en 1177 la construction du premier pont de cette ville, le pont Saint-Bénézet… celui où on y danse en rond. D’ailleurs, si vous êtes dans le coin, arrêtez-vous en dessous et constatez par vous même la présence des armoiries des Sade : une simple étoile dans un écu à cette époque ainsi qu’un écu avec un « L » entrelacé d’un « S »… Louis de Sade.

Cette oeuvre, mise à disposition du public sous un Contrat Creatives Commons, où les Sade ont un rôle a jouer, est une création d’Yves Michel et vous est proposée dans son intégralité en suivant le lien cité dans les sources.

Sources : Le pont d’Avignon (PDF) – Yves Michel / Le pont Saint-Bénézet – Chiugoran / L’église Notres-Dames-des-Doms – Anonyme

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