Sade, ce ci-devant et si Divin Marquis

Sade ! Tout le monde croit avoir sa petite idée sur la question. Peu l’ont vraiment lu. Parmi ceux là, hormis quelques dandys décadents, beaucoup s’en sont horrifiés.

Tenu éloigné de son débauché de père, divin marquis devenu comte à la mort de celui-ci, Sade c’est d’abord un enfant élevé jusqu’à l’âge de dix ans par un oncle curé quoique libertin, voire libertin parce que curé. « Il a toujours chez lui un couple de gueuses. Son château n’est pas même un sérail mais un bordel », écrira Sade.

Il faut imaginer le petit Donation-Alphonse-François (DAF pour les intimes) acagnardé sous le grand escalier du château de Saumane-de-Vaucluse, épiant les propos paillards et irrévérencieux, jouant dans les immenses caves et souterrains à des jeux ambigus et débauchés avec quelques soubrettes, aux aguets d’une lascivité qu’entretenait le climat de Provence. Restaurés à la truelle par des belges plus fortunés que respectueux, l’escalier et les souterrains sont toujours là. Désormais propriété du Conseil Général, l’atmosphère est inchangée.

Il y a la vie d’une part. L’œuvre d’autre part. D’aucuns voudraient vous faire accroire à un hiatus entre les deux. Ce n’est pas totalement vrai. Pour Sade, plus que pour quiconque, les textes ne peuvent être sortis du contexte.

On sourit aux débauches où il entraine sa jeune belle-sœur traçant de son sang « Je jure au marquis de Sade, mon amant, de n’être jamais qu’à lui seul ». Surtout lorsque l’on sait qu’elle est chanoinesse bénédictine. En revanche les minutes des procès verbaux de police (Marseille et Arcueil) glacent d’épouvante. On retrouve des ossements humains enterrés dans son jardin. Ses comportements de phallocrate décadent relèvent d’une violence inouïe.

Sade, c’est une double interrogation.

1/ Comment ne pas se sentir unique et au-dessus des lois lorsque tout jeune où vous a entretenu de votre ascendance si prestigieuse : « Allié par ma mère, à tout ce que le royaume avait de plus grand ; tenant, par mon père, à tout ce que la province de Languedoc pouvait avoir de plus distingué ; né à Paris dans le sein du luxe et de l’abondance, je crus, dès que je pus raisonner, que la nature et la fortune se réunissaient pour me combler de leurs dons ; je le crus, parce qu’on avait la sottise de me le dire, et ce préjugé ridicule me rendit hautain, despote et colère ; il semblait que tout dût me céder, que l’univers entier dût flatter mes caprices, et qu’il n’appartenait qu’à moi seul et d’en former et de les satisfaire. »

2/ Dès lors l’éventail des possibles est infini. Si de surcroît Dieu n’existe pas, le vertige est sans limite. Alors, dans un monde sans transcendance, quel fondement accorder à l’éthique ? Quelle morale pour garde-fou ? Pasolini avec Salo ne s’y est pas trompé qui duplique cette problématique dans la république fasciste et décadente de Mussolini, dernière mouture.

Hédoniste féodal, Sade n’est pas fou, Sade rend fou.

Marquis de Sade - Sade, ce ci-devant et si Divin Marquis

Disons-le d’emblée, hormis ses essais politiques et une part de sa correspondance, toute son œuvre n’est pas que viols, embrochages et meurtres, tortures et débauches, mouche cantharide (aphrodisiaque) et incestes, blasphèmes et impiétés. Bref, pur sadisme.

Un siècle avant Havelock Ellis, Krafft-Ebing et Masters & Johnson, Sade établi un inventaire raisonné des pathologies sexuelles. Les 120 Journées, Justine ou les Infortunes de la Vertu, la Philosophie dans le Boudoir ne sont qu’un inépuisable catalogue de perversions, d’obscénités et de subversions. A ceci près qu’il s’agit d’une œuvre littéraire née de fantasmes et de la révolte contre le double pouvoir du politique et de l’Eglise. Ce parti pris d’impuissance, de persiflage et de provocations obscènes est surtout la conséquence d’une vie sous les barreaux : si l’on excepte son enfance et son adolescence, il passe vingt sept ans, soit la moitié de sa vie en prison. Entré débauché, il en sortit écrivain.

C’est bien plus son athéisme virulent et sa tentative de subvertir les impératifs sociaux et moraux d’une époque amplement dépravée mise en lumière par le miroir qu’il tend, plutôt que ses méfaits sur des pauvresses et des prostituées, qui le conduisent à la Bastille.

Si Sade est contre Dieu, alors il devient un élément subversif à l’encontre de tous les pouvoirs. C’est Sade contre le roi, contre l’Eglise, contre Robespierre (qu’il côtoie à la Section des Piques), contre Napoléon lui-même. Qui pervertie et tue ? Le roi, l’Eglise, Robespierre et Napoléon. C’est Sade pourtant qu’on embastille.

Ses paradoxes sont multiples. Sade misogyne se veut le héraut de la liberté sexuelle des femmes sans voir que celle-ci est subordonnée à leur indépendance financière. Abolitionniste convaincu, il milite pour la décapitation de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de Charlotte Corday. C’est un fasciste qui prône la liberté : celle des privilégiés.

Sade est un tentateur.

Il offre au lecteur l’opportunité d’imaginer, donc indirectement de participer et de se questionner. Les mots sont bien plus provocateurs et troublants qu’une image où l’imaginaire du spectateur est confisquée, où il n’est que témoin passif et non complice.

Isolé, naufragé dans ses excès, exhalant la force subversive de la sexualité livrée à elle-même, déconnecté d’une société qu’il haït, Sade se pose en héros romantique de glace et de feu. Quelques soient nos turpitudes, de nos passions enfin assouvies, sourd l’incomplétude et la béance. L’insatisfaction est la ligne d’horizon qui toujours à nos pas se dérobe. La chute est inhérente à la condition humaine. Le destin, le hasard, la volonté de puissance nous vont rôder dans un entre-deux, cette position inconfortable où résonne le cri de Mallarmé : « La chair est triste, hélas / Et j’ai lu tous les livres ». Le Héros sadien nous révèle à nous-mêmes notre propre monstruosité.

D’aventure, deux autres perspectives de lecture peuvent s’envisager avec pertinence.

L’humour noir, dont l’auteur n’étant jamais la dupe espère que le lecteur ne le sera pas aussi. Cette liberté de ton, ce franchissement des limites ultimes dénaturent la notion même de parole où tout n’est que dérision, ce reflet si cru de l’époque contemporaine. N’est-il pas nécessaire de franchir l’excès d’imagination et l’audace d’une éloquence à la Rabelais, que Sade admirait tant, pour retrouver le sens originel des mots et des comportements ?

À rebours d’écrits obscènes, on peut y percevoir une étude psychanalytique des échos de la libido chez l’enfant, sur le comportement social tel que Freud la théorise. Pour Sade, notre comportement sexuel est clairement la résultante de notre vie intra-utérine, de nos premiers émois et de l’éducation. Ainsi, dès 1791 dans Justine, Sade écrit : « Quand l’anatomie sera perfectionnée, on démontrera facilement le rapport de l’organisation de l’homme aux goûts qui l’auront affecté. Pédants, bourreaux, législateurs, racaille tonsurée, que ferez-vous quand nous en serons là ? Que deviendront vos lois, votre morale, votre religion, vos potences, quand il sera démontré que tel sorte de fibres, tel degré d’âcreté dans le sang suffisent à faire d’un homme l’objet de vos peines ? »

Populiste, Restif de le Bretonne accentuera le portrait de l’auteur et ses vices, enflammant jusqu’à nos jours l’imaginaire populaire. Apollinaire qui avait pris un obus de 75 sur la tête, écrit de Sade qu’« Il possède l’esprit le plus libre qu’ont ait jamais vu ». Les surréalistes, Flaubert, Foucault, Barthes, Deleuze et Lacan, le réhabilitent volontiers. La Pléiade en fait ses choux gras. A contrario Queneau, Camus et Hannah Arendt vilipendent son œuvre sans complaisance.

Crébillon fils, Laclos avec ses Liaisons Dangereuses, Lewis avec Le Moine, Ann Radcliffe, « Les Mémoires de Fanny Hill, femme de plaisir » et ses nombreux avatars : la période pré et post révolutionnaire est propice aux œuvres dites licencieuses se fécondant mutuellement par capillarité. Si l’on excepte le lyrisme désuet, les excès invraisemblables et la coprophagie obsessionnelle, dans la veine du Satiricon et du Décaméron, la virtuosité littéraire ne le cède en rien à Nietzsche, Jarry et Lautréamont qu’elles appellent de leurs vœux. Et pourtant, il s’agit bien là d’une pure monstruosité littéraire à lire au troisième degré.

Un article d’Alpha du Centaure pour le site emmanuelles.fr.

Sources : L’article sur le site emmanuelles.fr

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