Fi de l’imposture et des imposteurs

Serviteur des lumières,

Ta compassion pour les épreuves terribles que j’ai endurées, vingt-sept années, aliéné dans les sombres geôles de la Bastille et de Vincennes et dans les asiles de fous de Bicêtre et de Charenton, me va droit au cœur. Tu m’apprends que, de vos jours encore, des écrivains et des journalistes croupissent en prison, persécutés pour la haute idée qu’ils se font de la Liberté ! quelle pitié ! Quelle pitié que ce silence résigné qui entoure l’arbitraire et le crime ! Hélas, les lettres de cachets des despotes et le fanatisme des assassins séviront encore longtemps, et la peur et le silence aussi !

En ces temps effroyables où les bigots chevauchent des barils de pétrole et de poudre et partent en croisades contre l’humanité entière : ton projet d’écrire et de publier me semble du plus vif intérêt et de la plus haute urgence. Ton compliment sur mon œuvre m’emplit d’aise et attise d’autant mes regrets de la perte de tant de manuscrits. Ceux-ci débordaient du fleuve de mon imagination en crue, pour périr aussitôt dans les autodafés dressés au nom de la religion et de la pensée de service. En m’invitant à m’exprimer contre mes détracteurs, tu me permets de renouer avec un combat où l’odeur de l’encre, du plomb et du souffre ravive et exalte mon désir de liberté… d’esprit !

Oui, monsieur, à mesure que les esprits se corrompent, qu’une nation vieillit, en raison de ce que la nature est plus étudiée, mieux analysée, que les préjugés sont mieux détruits, il faut les faire connaître davantage. Cette loi est la même pour tous les arts ; ce n’est qu’en avançant qu’ils se perfectionnent, ils n’arrivent au but que par des essais. Sans doute, il ne fallait pas aller si loin dans ces temps affreux de l’ignorance, où courbés sous les fers religieux, on punissait de mort celui qui voulait les apprécier, où les bûchers de l’inquisition devenaient le prix des talents ; mais dans notre état actuel, partons toujours de ce principe, quand l’homme a soupesé tous ses freins, lorsque d’un regard audacieux, son œil mesure ses barrières, quand à l’exemple des Titans ou des Djinn, il ose jusqu’au ciel porter sa main hardie, et qu’armé de ses passions, comme ceux-ci l’étaient des laves jaillissant du Vésuve ou des tsunamis déferlant des abysses, il ne craint plus de déclarer la guerre à ceux qui le faisaient frémir autrefois, quand ses écarts mêmes ne lui paraissent plus que des erreurs légitimées par ses études, ne doit-on pas alors lui parler avec la même énergie qu’il emploie lui-même à se conduire ? l’homme du troisième millénaire sera-t-il donc toujours celui incertain des premiers siècles ?

À la publication de tes écrits, prépare-toi à supporter les campagnes de diffamations convenues et les appels au meurtre de prédicateurs hystériques. Les amis te fermerons leur porte s’ils ne te livrent pas, pour ton bien, aux geôliers. Les proches plaideront, pour ton salut, la folie. Les ennemis mettront ta tête à prix. Les chasseurs de primes se disputeront ton trophée. Ignore, avec superbe, les prêches assassins d’imams ignorants et serviles et les feuilles de choux de plumitifs invertébrés. Souris à la proclamation des décrets justifiant que verser ton sang est licite. Que le plus souverain mépris soit la seule arme avec laquelle tu combattras et leurs calomnies et leurs menaces et leurs lois scélérates ! Mais permets que je fasse exception au conseil d’indifférence que je te prodigue en confiant, à tes bons soins, un message à mes courageux détracteurs posthumes.

Marquis de Sade - Fi de l'imposture et des imposteurs

Des lustres après ma mort, cet alias Michel Onfray, philosophe de comptoir, cucurbitacée radoteuse, ivre de sa propre logorrhée, m’accuse d’être à la fois un féodal matérialiste, un aristocrate postfasciste, un républicain opportuniste et, le comble de l’histoire pour un Sade, d’être sadique ! Qui est ce chrétien honteux, sans précepte ni foi, qui ceint son front du foulard de l’athéisme, sans en connaître ni les principes ni la loi ? Sa philosophie consiste à prêcher aux nouilles d’occuper le milieu de l’assiette pour ne pas être mangées quitte à finir au fond de la poubelle. Champion de l’anachronisme, il prétend tout mettre en perspectives et me reproche d’avoir, à ma naissance, choisi de me prénommer Louis en allégeance à la monarchie et – quel horrible crime ! – demandé à être, après ma mort enterré près d’un chêne, sans pierre tombale ni trace de sépulture autre qu’un buisson sauvage et anonyme. Com­me il n’y a rien à redire sur cet ultime témoignage d’humilité et que l’usage est passé de respecter les dernières volontés du défunt, il m’invente une biographie, que je découvre en même temps que l’auditeur ou le lecteur. À croire que j’ai vécu à mon insu, toute une vie sans en garder mémoire. Mon biographe impromptu crie au loup et entreprend, par ses sermons, de lever la plèbe de ses « universités populistes » contre moi en lui faisant croire que j’ai souffert le tiers de ma vie dans les prisons et les asiles par… opportunisme !

Ah, quels opportunistes que les Mandela et les Soljenitsyne ! Et encore, pauvres opportunistes, ils ne sont pas tous morts enfermés comme votre serviteur ! Je suis certes le pire de tous et je cède volontiers le meilleur de l’opportunisme à ce bavard incontinent qui se pique de raisonner et s’enivre de pérorer dans les amphithéâtres populaires où – plus pervers tu meurs ! – il abuse les ignorants en quête de compréhension et curieux de savoirs. De mon œuvre, il ne pipe mot, même fielleux, mais recommande à tous de ne pas me lire puisqu’il suffit qu’il l’ait fait pour eux.

Triste sophiste, poussif et vaniteux qui part en croisades, hors du temps, contre une pensée hors de sa portée et de son entendement. Le plus triste encore n’est pas la vanité à atteindre une œuvre qui cruellement le dépasse, mais l’étalage de courage à diffamer le mort, à le calomnier, sans crainte de la moindre protestation de celui-ci à voir ainsi fouler aux pieds son reste de poussière ! Au-delà du bavardage, lequel, comme chacun sait, en dit trop ou pas assez, de quoi m’accuse ce délateur de basse police ? Quelle révélation à claironner partout que je n’ai pas les mêmes plaisirs que le reste du monde, d’en faire mystère plutôt que l’apologie et de regretter, ce faisant, que ma tête échappa au billot ?

Tout de même ! Après deux siècles de conquêtes de libertés chèrement payées, m’accuser de délinquance sexuelle, sans soucis même s’il en fut et si j’en commis, de la prescription du délit ! Quelle audace de me jeter cet anathème et son contraire sans crainte de se mordre la langue ou d’être repris et corrigé par moins ignorant que soi ! Dans l’un ou l’autre des deux termes, ultrareligieux ou hyper libertaire, vous devriez, Michel Onfray, garder pour vous vos miasmes et laisser en paix la philosophie qui ne vous a rien fait.

Lettre imaginaire du Marquis de Sade par Abdenour Dzanouni.

Sources : La lettre sur le site Mediapart

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