Dressé sur les ruines de son âme

Au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, les auteurs japonais ne courent pas les rues. Alors quand l’un d’eux, et pas des moindres, fait l’honneur de sa présence sur les bords de la Charente, il vaut mieux ne pas le rater. Suehiro Maruo occupe une place particulière dans l’univers du manga, à des années-lumière de la production majoritairement industrielle du secteur. Également plasticien, illustrateur et affichiste, le natif de Nagasaki (en 1956) est l’un des chefs de file de l’ero-guro, un mouvement artistique japonais né dans les années vingt, mêlant érotisme, morbidité et mises en scènes grotesques. Présent en littérature, au cinéma et en musique, l’ero-guro l’est aussi en bande dessinée, principalement à travers Maruo.

Truffés de référence à Sade et à Georges Bataille côté scénario, mais aussi au surréalisme et aux estampes japonaises côté graphique, ses albums exercent une fascination redoutable, quasi hypnotique, chez ceux qui les lisent. En France, Moebius fut l’un des premiers à porter le dessinateur aux nues, à une époque où celui-ci n’était pas traduit en français. En 1991, il rédigea même un hommage très appuyé à son confrère nippon dans un hors-série de la revue ; texte que vient de reproduire Casterman en préface du dernier ouvrage de Maruo paru en France, L’Enfer en bouteille, et dont voici un extrait :

« Maruo est l’incandescence totale de la colère sexuelle, de la volonté destructrice, de l’appel au secours permanent d’un enfant torturé, dans un regard plein de compassion mais en même temps aveuglé par une rage terrible. (…) Je regarde ses bandes avec un sentiment très partagé : d’une part, il y a une sympathie pour le traumatisme qu’on voit et la blessure béante qui est là, et, d’autre part, j’ai une admiration sincère pour l’homme : Maruo se conduit comme un artiste, comme un Rimbaud. Il est dressé avec une telle violence et une telle fierté sur les ruines de son âme. » Venant de Moebius, qui n’est pas le premier venu et qui n’avait pas la louange facile, ces mots ont valeur d’or.

Marquis de Sade - Dressé sur les ruines de son âme

Suehiro Maruo n’est pas venu tout de suite à « l’érotisme grotesque […] Je me destinais au départ à faire des manga pour enfants, dans le style de Dragon Ball, mais cela n’a pas marché. Je me suis rendu compte que je n’étais pas fait pour ça. J’ai alors rejoint le milieu underground de la bande dessinée japonaise », raconte-t-il. C’est le « côté horrifique et sombre » de l’ero-guro qui l’a ensuite poussé à s’aventurer vers ce mouvement qu’on aurait tort de prendre au premier degré, pas plus qu’il ne faut laisser ses productions entre toutes les mains : « L’introduction d’éléments humoristiques dans mes histoires permet d’en adoucir la violence. Je fatiguerais le lecteur si j’étais trop direct. Il faut aussi le laisser respirer », indique-t-il.

Dérangeants et transgressifs malgré tout, ses ouvrages n’ont jamais été l’objet de plaintes de la part de ligues vertueuses ou autres au Japon. « Les gens considèrent l’ero-guro comme un genre à part entière. On ne vient pas nous embêter », assure-t-il. À l’instar de L’Empire des sens – film de Nagisa Oshima sorti en 1976, victime de la censure en raison de son caractère pornographique – des petits ronds noirs sont néanmoins accolés sur les poils pubiens et les parties intimes qui figurent dans ses albums. Ce qui n’est pas le cas en Europe.

Marquis de Sade - Dressé sur les ruines de son âme

Grand admirateur d’Enki Bilal, Suehiro Maruo est idolâtré au Japon en raison, aussi, de son dessin d’une souplesse inégalable, aux confins de l’épure. Le mangaka à succès Naoki Urasawa a donné son nom – et son visage rajeuni – à l’un des héros de sa série 20 th Century Boys, parue en 2006. Maruo est également croqué sous les traits d’un prof dans Chibi Maruko-chan, une série humoristique pour enfants très populaire au Japon, adaptée en dessin animé. Foin de provocation dans ces hommages.

« Maruo est dans l’attitude enfantine caractéristique de la plus extrême souffrance et dans l’urgence de l’expression de cette urgence. (…) Nous sommes tous porteurs d’un cri désespéré et nous l’enfermons dans une boîte bien close. Maruo, lui, ose. Et en osant il libère la souffrance de générations entières : notre souffrance mais aussi celle de nos parents, de nos aïeux, de notre culture. Le jour où tout sera sorti, nous serons peut-être enfin dans un univers libre même si ce monde n’est pas à l’image idéaliste qu’on s’en fait dans nos rêves. » Signé Moebius.

Un article de Frédéric Potet pour Le Monde.fr du 02 février 2014.

Sources : Le Monde.fr – Frédéric Potet / Illustrations – Suehiro Maruo

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