Sade, ou le plus athée des athées

1740-1814 . Où est le scandale chez Sade ? Dans une vie marquée par une série de procès et d’emprisonnements pour débauche, sodomie, flagellation, dépravation, obscénité, blasphèmes et autres crimes ? Dans une oeuvre érotique regardée par Paulhan comme un gigantesque catalogue de perversions, et par Pauvert comme la plus importante entreprise de librairie pornographique jamais vue ? Ou dans sa philosophie et ses réquisitoires contre la chose religieuse dont la violence demeure à ce jour inégalée ?

Sa vie, le Marquis Donatien Alphonse François de Sade la passe, en grande partie, en prison, détenu successivement sous les trois régimes : la monarchie, la république et l’empire. Enfermé, dès 1777, dans le donjon de Vincennes où il rédige le Dialogue entre un prêtre et un médecin, on le retrouve en 1789 au sixième étage de la Tour de la liberté, à La Bastille, d’où il pousse des cris afin d’alerter les passants sur le sort effroyable réservé aux prisonniers. De là, l’immaîtrisable Marquis est transféré à l’hospice de malades mentaux de Charenton, tenu par les frères de la Charité. Rendu provisoirement à la liberté en 1790, la Révolution le reconnaît comme l’un des siens, s’enthousiasme devant la liberté de son esprit et l’éclat de sa conversation, adhère à son désir de vouloir un État communiste d’où tous les prêtres seront impitoyablement bannis, et partage avec lui le souci de maintenir la souveraineté du peuple contre le risque toujours présent de sa confiscation par ses représentants. Citoyen à la section des Piques, il en devient le secrétaire en 1792, puis le président de séance en 1793, et rédige, à ce titre, les pétitions les plus antireligieuses jamais écrites de mémoire d’homme.

C’est de cet athéisme furieux, c’est de cette conspiration de Sade contre Dieu lui-même, que je voudrais parler. Car le scandale que constitue cet athéisme me semble aussi subversif, aussi menaçant, aussi inadmissible, aussi générateur d’effroi pour la société, que le scandale lié à son oeuvre érotique, l’un et l’autre, du reste, étroitement accouplés, l’un et l’autre constitutifs d’une pensée souverainement insoumise, l’un et l’autre revendiqués dans la propre vie du Marquis avec un courage et une détermination qui nous laissent pantois.

Quels sont donc les reproches que Sade adresse à la religion ?

Ils sont infinis.

Premièrement, la religion n’est portée que par l’immonde hypocrisie des prêtres, hypocrisie qu’il a pu vérifier dans sa propre famille puisque, jusqu’à l’âge de dix ans, son éducation a été confiée à son oncle, l’abbé Jacques-François de Sade, lequel vécut au château de Saumane, entouré de gueuses comme dans un bordel.

La religion suscite, deuxièmement, le fanatisme le plus abject.

Elle est, troisièmement, « sanguinaire, et de ses saints poignards, égorge les hommes au nom du dieu qu’elle n’admet que pour servir les passions de ses satellites impurs ».

Elle engendre, quatrièmement, l’horreur des guerres civiles.

Cinquièmement, elle ment impudemment et cherche à nous faire gober par exemple qu’un enfant est né d’une vierge. Du reste, Jésus n’est « qu’un plat imposteur » et l’impudique Marie « sa sale et dégoûtante mère ».

Sixièmement, l’ignorance et la peur sont les deux mamelles où elle se nourrit.

Septièmement, elle reste la meilleure arme aux mains des tyrannies.

Huitièmement, et bien avant Marx, il n’y a pas de liberté possible tant qu’on ne s’est pas débarrassé d’elle.

On pourrait ainsi continuer sur des pages et des pages la liste des malheurs induits par la religion que Sade ne cesse de dénombrer. Il le répète, jusqu’au ressassement, jusqu’au vertige : la faute, la grande faute est la croyance en Dieu et les religions qui en découlent.

Lisons simplement cet extrait : « Si, malheureusement pour lui, le Français s’ensevelissait encore dans les ténèbres du christianisme, d’un côté, l’orgueil, la tyrannie, le despotisme des prêtres, vices toujours renaissants dans cette horde impure, de la bassesse, les petites vues, les platitudes des dogmes et des mystères de cette indigne et fabuleuse religion, en émoussant la fierté de l’âme républicaine, l’auraient bientôt ramené sous le joug que son énergie vient de briser. »

Marquis de Sade - Sade, ou le plus athée des athéesMort au christianisme donc. Mort à toutes les religions. Et mort aux prophètes, qu’ils se nomment Lycurgue, Numa, Moïse ou Mahomet.

Bien sûr, l’irreligion de Sade ne tombe pas du ciel. Bien sûr, elle s’inscrit dans la tradition de ce qu’on a appelé la libre-pensée qu’illustrèrent avant lui des penseurs matérialistes tels que La Mettrie. Bien sûr, il y eut Voltaire et son déisme. Bien sûr, il y eut parmi ses contemporains les Encyclopédistes français tels que Holbach (auteur du Christianisme dévoilé) plus anticlérical que véritablement athée, et le génial Lichtenberg à qui toute bigoterie répugnait profondément.

Cependant, le projet de Sade de déraciner ce « jean-foutre de Dieu » du coeur des hommes constitue de loin, de très loin, le projet le plus radical et le plus scandaleux jamais conçu par un esprit humain.

Mais ce qu’il y a de plus scandaleux, sans doute, dans cette charge de Sade contre la religion, c’est l’humour infernal dont il l’escorte.

Dans le « Cinquième Dialogue » de la Philosophie dans le boudoir, au chapitre intitulé « Sade conseille aux prêtres, tous malfaisants, tous hypocrites, tous menteurs, tous fripons, tous infâmes, de se reconvertir en, devinez quoi, en guerriers. Tant qu’à faire le mal ! Car les prêtres font le mal. Et les prophètes devant lesquels ils s’agenouillent, encore pire, voir plus haut ».

Quant au fameux slogan « Aimez-vous les uns les autres », Sade l’examine et le décortique par le biais d’un raisonnement dont la fausse rigueur déductive est, à elle seule, un monument d’ironie. Aimer ses semblables comme soi-même est une chose, objecte-t-il, que contredisent toutes les lois de la nature et, conséquemment, une posture impossible à tenir. Aimer nos semblables comme nos frères devrait amplement nous suffire, et s’en tenir à ce précepte constituerait déjà une immense, une extraordinaire avancée. Vive donc la fraternité. D’autant que la conséquence directe de la fraternité est irréfutablement… l’inceste, et qu’« incester » est un bonheur. J’ose assurer en un mot, écrit-il, que l’inceste devrait être la loi de tout gouvernement dont la fraternité fait la base. »

Voilà tout Sade. Voilà sa position si singulière au sein des Lumières. Sade, certes, contribue à l’idéal des Lumières en arrachant la raison à l’emprise de la foi, mais, dans le même temps, il ne peut s’empêcher d’en cerner les limites et de déclarer que le sexe, que le coeur, que le désir et que la conscience des hommes sont autant d’abîmes insondables, que la monstruosité est présente en puissance dans le coeur de chacun, et que la rationalité peut très bien se mettre au service du Mal (le XXe siècle l’a effroyablement prouvé) en lui fournissant les instruments les plus barbares.

Un article de Lydie Salvayre pour L’humanité du 24 août 2009

Sources : L’article de l’Humanité du août 2009

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