Et des livres des livres des livres au nom de dieu…

C’est Mme de Sade, née Renée-Pélagie de Montreuil, qui apportait au marquis les livres qu’il voulait lire et dont il dressait la liste dans ses lettres. Elle trouvait certains dans la bibliothèque familiale. Elle en empruntait à l’abbé Amblet, ancien précepteur du jeune Sade avec qui il était resté en bonne amitié, à l’abbé de Sade son oncle paternel, auteur d’une Vie de Pétrarque qui ne compte sans doute pas pour rien dans la mythologie littéraire du marquis. Des parents, des connaissances lui en prêtaient.

Les livres coûtaient cher, il n’y avait pas encore de bibliothèques publiques. Mme de Sade avait pris un abonnement dans un cabinet de lecture. Le montant de l’abonnement variait selon le nombre de livres empruntés et la durée de l’emprunt. Si on lisait sur place une des nouveautés très demandées on payait à l’heure. Emporter revenait plus cher, mais comment faire autrement ?

Sade lit beaucoup, sans cesse, jour et nuit dirait-on. Lire est une évasion hors de la cellule numéro 6, hors des cadres et des habitudes de penser qui sont les siens et qu’il souhaite étendre, amplifier. Il consulte le catalogue du libraire Mérigot le jeune, à l’angle du quai des Augustins (aujourd’hui quai des Grands-Augustins) et de la rue Pavée (aujourd’hui rue Séguier). Il choisit des livres d’histoire, des ouvrages scientifiques, les textes des philosophes, des récits de voyages. Son désir d’apprendre, de comparer avec la France de ces années-là, est immense : comment les hommes vivaient-ils autrefois, comment ils vivent ailleurs, dans d’autres pays, d’autres continents. Il veut tout lire, tout avoir lu. Lire le tient debout, comme sa révolte contre l’ordre établi. Sait-il qu’il est en train de faire son apprentissage d’écrivain ?

Les livres, ça pèse lourd. Mme de Sade emportait ceux que son mari avait demandés (elle devait avoir un sac, un commis de la librairie devait l’aider) et prenait un fiacre pour se rendre au château de Vincennes, prison d’État où Sade était emprisonné. Avait-elle la curiosité de feuilleter un livre pendant le trajet ou préférait-elle regarder le spectacle de la rue ? Cela devait dépendre du titre, de la couleur du ciel, de son humeur.

La classification par genres est celle adoptée par le marquis de Sade pour établir le « Catalogue » des livres dont il disposait à la Bastille. Mais où classer l’Histoire littéraire des troubadours, contenant leurs vies, les extraits de leurs pièces… : histoire ? poésie ? belles-lettres ?

Marquis de Sade — Et des livres des livres des livres au nom de dieu…

Livres lus par M. de Sade dans le donjon de Vincennes, cellule n° 6, entre 1778 et 1784.

1. Période du 7 septembre 1778 au 13 juillet 1781 durant laquelle aucune visite au prisonnier Sade n’est autorisée.

Mme de Sade dépose les livres au bureau de l’état-major, avec une lettre adressée à son mari, des provisions, divers objets et ce dont il a besoin pour écrire : plumes, cahiers, encre, bougies. Certains livres ne seront pas remis au marquis, l’administration de Vincennes s’attribuant droit de censure. Le fiacre a attendu Mme de Sade. Elle remporte les livres qu’il a lus et qu’elle rendra chez Mérigot. Elle lit la lettre qui répond à la sienne d’il y a quinze jours pendant le trajet de retour, il lui demande déjà d’autres titres.

Histoire :

  • Histoire de France depuis l’établissement de la monarchie jusqu’au règne de Louis XIV, volumes 1 à 8 par l’abbé Paul-François Velly, 1755-1759 ; volumes 9 à 17 par Claude Villaret ; volumes 18 à 24 par Jean-Jacques Garnier qui l’achèvera en 1786, Sade sera alors incarcéré à la Bastille, Sixième Liberté, c’est-à-dire sixième étage de la tour dite de la Liberté dont on voit quelques pierres dans le square Galli, boulevard Henri-IV.
  • Histoire des Celtes & particulièrement des Gaulois & des Germains, depuis les temps fabuleux jusqu’à la prise de Rome par les Gaulois de M. Pelloutier, 9 volumes.
  • Histoire des empereurs jusqu’à Constantin de Jean-Baptiste Crevier, 6 volumes, 1750-1756.
  • Histoire des troubles des Cévennes, ou de la Guerre des Camisards sous le règne de Louis le Grand d’Antoine Court, 1760.
  • Mémoires de la régence de S.A.R. Mgr le duc d’Orléans durant la minorité de Louis XV roi de France du chevalier de Piossens, 1729.
  • Histoire littéraire des troubadours, contenant leurs vies, les extraits de leurs pièces… de Jean-Baptiste de La Curne de Sainte-Palaye, 3 volumes, 1774.
  • Mémoires pour servir à l’histoire de Mme de Maintenon de Louis Angliviel de La Beaumelle, Amsterdam, 9 volumes, 1757.

Qu’on ne s’étonne pas du grand nombre de volumes de chaque titre : les libraires-éditeurs avaient l’habitude de diviser les ouvrages qu’ils publiaient en plusieurs tomes. Le prix était moindre et un plus grand nombre d’abonnés au cabinet de lecture pouvait les emprunter. Entre le 3 et le 11 juillet 1783, tandis que Sade lit les dix volumes de l’Histoire de France… de l’abbé Velly, il écrit à Mme de Sade : « […] je fais une pause à cause de mes yeux, à chaque dix volumes ». Les problèmes oculaires dont il souffre sont récurrents dans sa correspondance. Ils sont dus aux mauvaises conditions : lumière insuffisante, fumée du poêle. Sade craint de ne plus rien voir quand il sera libéré. Faire venir un oculiste de Paris demande d’incessantes démarches auprès du gouverneur de la prison M. de Rougemont, avec qui il est en mauvais termes.

Belles-lettres :

  • Voyage autour du monde, par la frégate La Boudeuse et la flûte L’Étoile en 1766, 1767, 1768 et 1769, de Louis Antoine de Bougainville, 1771-1772.
  • Relations de voyages autour du monde du capitaine James Cook, 1768-1779.
  • Le Voyageur français, ou la Connaissance de l’Ancien et du Nouveau Monde de l’abbé Joseph de La Porte, « compilation de récits de voyage, présentée sous forme de lettres, adressées par un gentilhomme à une dame, sur tout ce qu’il voit et observe » (BNF), 1765.
  • Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde des abbés Antoine Banier et Jean-Baptiste le Mascrier, édité par Bernard Picart, 9 volumes, 1723-1737, Amsterdam.

On imprimait en Hollande (ou en France chez des imprimeurs clandestins) les ouvrages pour lesquels l’auteur et le libraire-éditeur craignaient de ne pas obtenir le Privilège royal, autorisation de publier et de vendre de l’époque. Ce qui n’empêchait pas le lieutenant de police de faire saisir ensuite les exemplaires imprimés chez le libraire. La liste des censeurs en activité, leur nom suivi du genre d’ouvrages sur lesquels ils étaient habilités à se prononcer et leur adresse (Paris, province), paraissait chaque année dans l’Almanach royal.

  • Vies parallèles des hommes illustres grecs et latins de Plutarque.
  • Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie de D’Alembert, 2 tomes, 1753 ; 5 tomes, 1759-1767, prêtés le 9 ou 10 juin 1780 par le marquis Charles-Michel de Villette, cousin de Mme de Sade.
  • Sermons de l’abbé Jean-Baptiste Massillon.

Sade prenait des notes, recopiait des citations des livres qu’il lisait, résumait. Le quatrième cahier des notes ou réflexions, extraites de ses lectures ici ou fournies par elles a seul été retrouvé. « Commencé le 12 juin 1780, achevé le 21 août 1780, au donjon de Vincennes », a-t-il indiqué. Ce cahier est composé de seize fragments, il y est beaucoup question des écrits de D’Alembert que Sade admire et réfute tour à tour.

Théâtre :

  • Le Père de famille, drame en cinq actes et en prose de Diderot, avec un Discours sur la poésie dramatique, 1758, Amsterdam.
  • Pygmalion, intermède de Jean-Jacques Rousseau, 1770.
  • Les Jumeaux, parodie de Castor et Pollux, en trois actes de Jean-Nicolas Guérin de Frémicourt, 1755.
  • Les Fausses Infidélités, comédie en un acte et en vers de Nicolas Thomas Barthe, 1768.
  • Le Distrait, comédie de Regnard.
  • Le Misanthrope, comédie de Molière.
  • L’Inconséquent ou les soubrettes, comédie de Laujon, 1775.

Le marquis de Sade lit beaucoup de théâtre, il analyse les pièces, les étudie. Il suit l’actualité théâtrale dans l’Almanach des spectacles, note les pièces qui ont du succès, sont reprises, veut comprendre pourquoi. Il écrit onze pièces entre 1780 et 1788. Son valet Carteron, dit La Jeunesse, dit Martin Quiros, les recopie au propre. Mme de Sade les lit, les annote, les critique.

Poésie et poétique :

  • Opera [Œuvres] de Pétrarque.

Romans :

  • Le Cousin de Mahomet ou la folie salutaire, histoire plus que galante de Nicolas Fromaget, 1742.
  • Jonathan Wild de Fielding.
  • Contes de l’abbé Prévost.

2. Période, avec visites de Mme de Sade, du 14 juillet 1781 au 29 février 1784, date à laquelle Sade est transféré à la Bastille.

Histoire :

  • Histoire des conjurations, conspirations et révolutions célèbres tant anciennes que modernes de François Joachim du Port du Tertre, 10 volumes, 1754-1760.
  • Tableau de l’histoire moderne depuis la chute de l’Empire d’Occident jusqu’à la paix de Westphalie de Guillaume-Alexandre de Mehegan, 1766.
  • Mémoires de Philippe de Gentil, marquis de Langalerie, La Haye, 1743.
  • Anecdotes françaises depuis l’établissement de la monarchie jusqu’au règne de Louis XV de l’abbé Guillaume Bertoux, 1767.
  • Anecdotes italiennes, depuis la destruction de l’Empire romain en Occident, jusqu’à nos jours, sans nom d’auteur, 1769.

Belles-lettres :

  • Adèle et Théodore, ou Lettres sur l’éducation contenant tous les principes relatifs à l’éducation des Princes, des jeunes personnes et des hommes de Mme de Genlis, 1782.
  • Éléments de la philosophie de Newton divisés en 3 parties de Voltaire, 1738.
  • Les Erreurs de Voltaire de l’abbé Claude-François Nonnotte, 2 volumes, 1762.
  • Histoire de l’Empire de Russie sous Pierre le Grand de Voltaire, 1761.
  • Confessions du comte de *** de Charles Pinot-Duclos, 1741.
  • Confessions de Jean-Jacques Rousseau, 1782.
  • Histoire naturelle, générale et particulière de Buffon, 15 volumes, 1749-1767.

Théâtre :

  • L’Art du théâtre d’Antoine-François Riccoboni, 1750.

Poésie et poétique :

  • L’Iliade d’Homère, peut-être dans la nouvelle traduction de M. Lebrun qui venait de paraître en 3 volumes.
  • L’Odyssée d’Homère, « la plus nouvelle traduction », précise-t-il.
  • La Jérusalem délivrée, poème du Tasse.
  • Les Jardins, ou l’Art d’embellir les paysages de Jacques Delille, 1782.

« L’Iliade ne peut se lire qu’en première », écrit Sade dans une lettre à sa femme de fin août 1782. Il distingue les ouvrages de première lecture et ceux de seconde lecture. Les premiers se lisent le matin, crayon en main – question de concentration de la pensée, et de la lumière du jour qui doit entrer dans la cellule (plus ou moins selon les saisons). Il les résume, prend des notes dans ses cahiers, il s’y instruit. Les ouvrages de seconde lecture se lisent en fin d’après-midi quand la lumière diminue et le soir à la bougie – romans, revues, théâtre et poésie. Ils sont destinés à se distraire. Il y a des exceptions, L’Iliade en est une. C’est pour lui un ouvrage de première lecture, on aurait aimé lire les notes qu’il avait prises.

Romans :

  • Le Portier des Chartreux, roman de Jacques Charles Gervaise de La Touche, 1740.
  • Contes de Voltaire.
  • Les Malheurs de l’amour de Madame de Tencin, 2 volumes, Amsterdam, 1747.

Cette liste des livres lus par M. de Sade dans le donjon de Vincennes n’est pas exhaustive.

Un article de Dominique Dussidour écrit le 13 février 2012

Bibliographie de cet article :

  • Marquis de Sade, Lettres à sa femme, choix, préface et notes de Marc Buffat, Actes Sud, collection Babel, 1997.
  • Cinquante lettres du marquis de Sade à sa femme établies et annotées par Jean-Christophe Abramovici et Patrick Graille, préface de Pierre Leroy, préface de Cécile Guilbert, quelques lettres en fac-similé et leur transcription avec orthographe d’origine, Flammarion, 2009.
  • Vie du marquis de Sade de Gilbert Lely, Jean-Jacques Pauvert aux éditions Garnier, 1982.

« La Bibliographie » de cet article est disponible à l’achat sur l’échoppe du site. Pour vous procurer le ou les ouvrages vous intéressant, veuillez vous rendre dans l’échoppe en cliquant sur le titre en question. Si vous ne trouvez pas l’œuvre voulue, cela veut simplement dire que notre partenaire Amazon ne l’a pas, ou plus, en stock ; auquel cas, nous vous conseillons de revenir ultérieurement dans l’échoppe pour vérifier si elle a été achalandée.

Sources : L’article de Dominique Dussidour sur le site Remue.net

Pour en savoir plus , fondateur du forum et de ce blog.