Libre de se transporter où il jugera à propos…

Le 2 avril 1790, après treize années de détention dans les prisons d’État et neuf mois d’enfermement dans un hospice de déments dont les murs couverts de crucifix suintent l’hypocrisie et la folie, les jambes peut-être tremblantes à l’instant de franchir le seuil de la Maison de la Charité, en appelant alors à toutes ses forces vives, et au premier pas dehors les retrouvant, le Marquis de Sade est libéré. Il demande au frère portier la direction de Paris, et comme on lui indique : par là, en montrant une vague allée de peupliers, il se met en route sans se retourner.

Il a disposé de sa jeunesse, c’est l’âge adulte qui lui a été confisqué. Il atteindra la cinquantaine dans deux mois, le 2 juin. Isolement, manque d’exercice, mauvaise alimentation, mauvaise hygiène, tourment d’ignorer quand prendrait fin sa détention et si même elle prenait fin un jour, son corps s’est alourdi. Il ne risquait plus de s’évader depuis quelques années. Il ne sait plus marcher d’un pas allant. Prendre ses jambes à son cou, n’en parlons pas.

Lire, écrire à la chandelle a fait baisser sa vue, la lumière du printemps, qui l’éblouit, fait pleurer ses yeux. L’humidité des cellules, la fumée des poêles à bois, la vermine ont terni sa peau et embrumé ses poumons. Sa respiration est à la peine, il ne galopera plus jamais de La Coste au sommet de la Sainte-Victoire.

Arbres en fleurs, lilas, forsythias, tapis de violettes, renouveau végétal, il n’est pas loin de suffoquer sous l’afflux de tant d’extraordinaires diversités : un cheval au pré, des rouges-gorges, les odeurs d’un four à pain, un chat roux, une charrette qui transporte du bois sec, un chien qui aboie à son passage, des buissons d’églantine, des insectes volants, un colporteur, un maître d’école et ses élèves, un nouveau-né dans les bras d’une très jeune femme à qui son nom ni son histoire ne diraient rien.

Quelques kilomètres ont suffi à lui rappeler ce qu’est la liberté d’aller droit devant, longtemps. Il perçoit la trace de sensations éprouvées autrefois lors de sa fuite en Italie avec la sœur cadette, amoureuse et consentante, de Mme de Sade, fuite que sa belle-mère, manipulatrice des causes et des effets, qui s’y entendait à merveille à glisser un fait sous un autre afin de conserver les apparences, avait pris soin de dissimuler derrière une sordide affaire de commerce sexuel avec des prostituées, fautes (empoisonnement et sodomie) celles-là identifiables et pouvant être évoquées, à mots couverts, en société. Conséquence inattendue : quand le parlement d’Aix l’avait innocenté, la cause véritable de l’accusation était remontée à la surface si bien que la présidente de Montreuil, pour se venger, avait obtenu que soit reconduite à son encontre la lettre de cachet.

L’interminable emprisonnement a dénoué les liens familiaux, les soutiens amicaux, rendu visible son abandon par tous, vivants ou morts. Et maintenant, les neuf mois de silence de Mme de Sade l’obligent à reconsidérer ses projets. Tandis qu’il se laisse tomber, déjà essoufflé, sur le talus devant une maison aux volets verts, pieds gonflés dans des chaussures de ville trop étroites, pantalon trop serré, veste de ratine trop chaude, il réfléchit chez qui aller, à quelle porte frapper, à la table de qui dîner, chez qui dormir. Il compte les quelques sols qu’il a en poche, étourdi par l’espace et le grand air, presque ivre mort d’anonymat.

C’est une belle journée, à larges vues et vastes horizons, d’où embrasser quelques questions irrésolues, la part de nature animale et de nature historique en l’homme, l’égale diversion de soi par le plaisir ou la douleur, l’obscurité des habitudes, la clairvoyance de l’imagination… Il ne s’agit pas de faire le point mais de repérer une brèche dans le monde, une faille dans la pensée et d’y engager vivement un pied, une épaule… Absorbé par un rayon de soleil sur une cheminée en briques, il a un vertige.

Marquis de Sade - Libre de se transporter où il jugera à propos...

« Oh, monsieur, ça va ? »

Il ouvre les yeux. Une voix aimable, un visage bruni, de larges mains aux ongles noirs, une veste rapiécée.

« Je me suis assoupi »

Il se lève et tape des pieds pour faire circuler le sang dans ses jambes.

« Paris est encore loin ? »
« Une heure ou deux, selon. »
« Auriez-vous un peu d’eau ? »

Il presse le pas entre les ombres qui s’allongent, suivant le cours argenté de la rivière au soleil couchant. Il serait avisé d’arriver avant la nuit s’il veut que M. de Milly — docteur en droit, juge de paix, procureur au Châtelet, et surtout le gestionnaire parisien de ses affaires depuis vingt-six ans — lui entrebâille la porte du 29 rue du Bouloi… […]

Il récapitule : trouver à se loger ; faire lever le séquestre sur ses biens et rentrer en leur possession ; écrire au notaire Gaufridy, au fermier Audibert, qu’il prenne soin de ses livres terriers, au viguier Ripert, et faire les comptes ; rédiger une procuration et demander à Louis-Marie son fils aîné d’aller à Charenton récupérer meubles, effets, hardes et linge ; exiger de Renée-Pélagie qu’elle lui rende la petite montre, ses comédies, ses manuscrits.

Maudites chaussures !

Il a envisagé chaque détail de sa remise en liberté pendant des années et le voilà désemparé par un orteil.

Il n’est pourtant pas au bout de ses peines : il y a encore à franchir bien des bastions, courtines, contrescarpes, enceintes et barrières, bien des ports à dépasser, de la Rapée, au Plâtre, au Charbon, port Saint-Paul avec ses coches d’eau et ses voyageurs, port au Foin, au Blé, port de la Grève, et je n’évoque ici que le géographique – avant d’arriver à une table de travail. […]

Il longe l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, remonte la rue de l’Arbre-Sec… passe devant la cour des Fermes… entre dans un immeuble […].

Marquis de Sade - Libre de se transporter où il jugera à propos...

Quatre jours plus tard, il écrira à son notaire, les mots suivants :

« Je vous donne avis, mon cher M. Gaufridy, que je suis libre enfin, et qu’au moyen d’une sentence rendue, laquelle annule l’administration établie dans mes biens, moi seul maintenant en jouis, moi seul maintenant les dirige. Ce n’est donc plus qu’à moi que vous aurez affaire ; mais, avant mille explications, avant aucun détail, comme la première chose est de manger, et que, loin d’avoir un sol vaillant, je dois près de quatorze cents livres qui m’ont été avancées pour commencer à vivre, je vous supplie de me faire passer, aussitôt ma lettre reçue, un millier d’écus au moins, et avec cette somme, je vous laisserai en pleine paix jusqu’au mois de juillet, époque où, vraisemblablement j’irai dans mes terres à dessein de reprendre le timon de mes affaires, pour le soin desquelles je ne saurais trop vous témoigner ma reconnaissance. Je ne vous écris qu’un mot cette fois-ci parce que je n’ai encore qu’un besoin, mais, comme il est fort pressant, je vous conjure d’y faire face le plus tôt possible. »

Nous sommes le 6 avril 1790 et le Marquis écrit depuis l’hôtel du Bouloir, dans le district Saint-Honoré de Paris

Article extrait du work in progress sur Sade de Dominique Dussidour.

Sources : Le site de remue.net hébergeant le w.i.p. de Dominique Dussifour / Photo « Rue Coq Héron, de la rue du Bouloi. » – Charles Marville / Photo « Charenton » – Anonyme

Pour en savoir plus à propos de M. de Sade, fondateur du forum et de ce blog.