De la responsabilité de l’écrivain

Dans le débat suscité par « Soumission » de Michel Houellebecq, l’auteur de « La Nouvelle Justine » revendiquerait sans doute le devoir de l’écrivain de tout dire. Y compris le pire. En disant cela, ne s’illusionne-t-il pas lui-même ?

C’est tout de même une drôle d’habitude que de coller sur le dos de l’art ou de la littérature la mauvaise conscience des sociétés. Mais il faut bien admettre que les deux susnommés donnent souvent l’impression de chercher les ennuis. Après tout, ils sont les premiers à proclamer haut et fort leur capacité à révéler des vérités dérangeantes, que le tout-venant préfère ignorer. A force de mettre à l’épreuve la leçon peut-être trop imprudemment assimilée de leur pouvoir heuristique, ils peuvent finir par s’y laisser piéger, au point de rendre leur signification inintelligible aux yeux du public. Et servir à celui-ci de bouc émissaire idéal.

Deux œuvres l’ont montré récemment, chacune à sa façon. En décembre, le metteur en scène Brett Bailey soulevait l’indignation des associations antiracistes parisiennes avec son spectacle provocateur « Exhibit B », pourtant conçu comme un réquisitoire contre les crimes du racisme colonial : c’est que le moyen utilisé, celui du choc provoqué par la vision d’Africains mis en cage ou réduits à l’état d’objets de compagnie, a si bien fonctionné qu’il s’est retourné contre les intentions de l’artiste. Les descendants d’immigrés africains en sont ainsi restés au premier degré. Comment le leur reprocher ? Ils ont eu beau jeu de dénoncer l’ambiguïté d’un spectacle « blanc » qui, en paraissant ressusciter les zoos humains d’autrefois, exploite les séductions du racisme, ce qu’il prétend condamner.

Marquis de Sade - De la responsabilité de l’écrivain

Autre contexte, autre enjeu. Le nouveau roman de Michel Houellebecq, comme de coutume, n’a pas manqué de faire du bruit avant même sa parution en ce début d’année. Mais cette fois, la polémique tombe mal : l’évocation d’une France « soumise » à un islam sournoisement importé du dehors épouse un peu trop bien les thèses aujourd’hui à la hausse, qu’elles soient véhiculées par le Front national ou par des opinionistes apprentis sorciers. Voici donc Houellebecq embrigadé de fait dans les rangs d’une cause qui n’est a priori pas la sienne, du moins si on en croit ses déclarations dans la presse.

Jusqu’à quel point la fiction littéraire peut-elle donc jouer avec le feu et se prévaloir de ses audaces de vérité sans tomber dans la simple provocation ou, pire encore, courir le risque d’être récupérée ? Un maître en la matière, Sade, résumait habilement la question en conclusion de son ultime grand roman, « l’Histoire de Juliette » : la mission de l’écrivain est semblable à celle du philosophe et, on le sait, « la philosophie doit tout dire ». Y compris le pire, ou plutôt surtout, si c’est lui qui s’impose.

Le romancier ne devra donc pas craindre de montrer le monde et les hommes tels qu’ils sont réellement, en dépit de tous les discours édifiants : une lutte sans fin où les plus forts et les plus scélérats cherchent leur profit ou leurs plaisirs au détriment des autres, et où la nature leur donnera toujours raison.

Simple manière de justifier la suite de récits obscènes et cruels que les romans de Sade enchaînent les uns après les autres ? Ou fruit d’une conviction profonde, qui conduit lucidement à son terme la recherche de vérité entreprise par les philosophes des Lumières, que seule la fiction littéraire, dans sa liberté, aurait l’audace d’assumer pleinement, sans craindre ni préjugés ni tabous ? Cela n’aurait sans doute pas grand sens de vouloir trancher entre les deux hypothèses. L’œuvre de Sade s’accommode très bien de toutes les deux. Mais que vaut vraiment cette mission de vérité que l’écrivain s’attribue en l’arrachant des mains du philosophe ou du sociologue ? Ne s’illusionne-t-il pas lui-même, en déviant au fond de la réalité qu’il croit dévoiler ? Et en créant une vérité imaginaire, bâtie comme un fantasme. Un effet qui lui échappe et qu’il n’est plus à même de contrôler une fois libéré. Sade le savait mieux que quiconque et en savourait délicieusement la responsabilité.

Un article de Gauthier Ambrus, publié le 10 janvier 2015, pour le journal Suisse « Le Temps ».

Sources : L’article sur le site du journal « Le Temps » / Caricature d’André-Philippe Côté pour le journal « Le Soleil »

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